Histoire sociale des langues de France
langues-de-france.org
Le colloque du lancement du projet HSLF
à l'INALCO, Paris
Fañch Broudic
chercheur associé
Centre de recherche bretonne et celtique
Université de Bretagne occidentale, Brest
L
La pratique du breton
de l'Ancien Régime à nos jours
Méthodologie de la recherche, résultats, perspectives
L'évolution de la pratique sociale du breton
du XIXe au XXIe siècle
Pour tenir compte de sondages plus récents, ce graphique a été mis à jour par rapport à celui présenté lors du colloque "langues de France" qui s'est tenu à l'INALCO en 2004.
Pour une Histoire sociale des langues de France : les Actes du colloque Paris - INALCO 2004
Je voudrais vous dire tout d'abord, en manière d'introduction, que c'est, paradoxalement du fait de ma pratique professionnelle que je me suis progressivement impliqué dans une recherche sur l'évolution de la pratique du breton. Je présente en effet des émissions en langue bretonne à la radio, puis à la télévision depuis plus de 30 ans. Je dois donc au fait d'être journaliste bretonnant d'avoir été pendant tout ce temps en contact permanent avec des bretonnants de toutes professions, de tous âges et de toutes origines. J'ai pu percevoir ainsi combien la relation personnelle des uns ou des autres à la langue bretonne peut être contrastée. Pour ne prendre que deux extrêmes, il y a plus qu'un fossé entre les convictions de certains militants et la placidité d'un grand nombre de locuteurs par rapport à leur propre langue.
Je ressentais par ailleurs le besoin de comprendre les raisons pour lesquelles le breton se parlait apparemment de moins en moins - c'est du moins ce que m'affirmaient mes interlocuteurs sur le terrain. On manquait, il est vrai, pour le passé comme pour le présent, de données fiables sur les usages de langues en basse-Bretagne. On s'appuyait sur le fait qu'en France il n'avait jamais été posé de questions quant aux pratiques linguistiques dans le cadre des recensements, pour considérer qu'on ne pouvait disposer de données précises sur le nombre de bretonnants, ni pour le passé ni pour le présent. Les chercheurs butaient sur ce que Laroussi et Marcellesi définissaient alors comme la "pénurie de chiffres". Je ne parle pas du postulat de certains, affirmant encore récemment que la pratique de la langue "n'est peut-être pas mesurable", comme si une telle réalité sociale ne pouvait donner lieu ni à observation ni à analyse.
Les premiers travaux sur l'usage social du breton paraissent cependant autour des années 80. Je mentionne rapidement :
La Bretagne, vous le savez sans doute, est divisée en deux par ce qu'il est convenu d'appeler une frontière linguistique. Mais la Basse-Bretagne elle-même, que l'on considère comme la zonne bretonnante et qui correspond à la partie occidentale de la région, est une région de bilinguisme, puisqu'on y parle depuis longtemps deux langues différentes : le breton et le français, qui n'ont pas du tout le même statut. Au moment où j'entame mes recherches, la revue "La Linguistique" fournit en 1982 un certain nombre de repères méthodologiques décisifs sur la nécessité d'analyser les faits de langue dans leur contexte social. Selon Andrée Tabouret Keller, "il n'y a pas de compréhension du langage sans la prise en compte des facteurs sociaux". Pour André Martinet, il convient également "de confronter la situation linguistique à tous les critères distinctifs dégagés par les sociologues". Il se prononce en outre pour une prise en compte "dynamique" des faits, en suggérant, dans une terminologie aujourd'hui datée, que l'on observe si l'on va vers l'élimination graduelle du vernaculaire, le recul de la "langue supérieure", ou la fusion des deux langues. Il suggère par là que l'on prenne en compte l'évolution des pratiques linguistiques sur longue période, mais ne préconise pas explicitement de faire appel à une discipline comme l'histoire dans le but de parvenir à la compréhension générale des phénomènes en cause. Autrement dit, sa méthode s'inscrit plus dans l'observation du présent que dans la mise en relation du présent et du passé.
A la même époque, Georg Kremnitz soulignait combien "la diglossie est une situation extrêmement mouvante". Il est certain que dans le cas du breton, elle est évolutive : la diglossie breton-français n'est pas de même nature à la fin du XVIIIe siècle et à la fin du XXe. En l'espace de deux siècles, la pratique du breton s'est singulièrement transformée. Encore fallait-il le mettre en évidence. Pour y parvenir, j'ai procédé par étapes :
J'ai donc entrepris de décrire l'évolution de la pratique du breton sur longue période. Il n'était cependant pas question de survoler 1700 ans d'histoire, comme cela se fait parfois, en analysant le cas de la langue bretonne "vis-à-vis de la concurrence linguistique et culturelle du roman d'abord, puis du français". On ne peut traiter de la même manière de la disparition du breton de haute-Bretagne à l'époque médiévale (en faisant appel à des disciplines comme la toponymie ou l'analyse des textes anciens) et de la situation de la langue, à l'époque contemporaine, en Basse-Bretagne. Ma démarche présente dès lors une double caractéristique :
Voilà en ce qui concerne le passé. Pour le présent, j'ai pu m'appuyer, pour reprendre une expression de Christian Baylon, sur quelques enquêtes de "microsociolinguistique". Mais puisque nous ne disposions pas alors de données générales, il m'a paru intéressant de procéder à une évaluation du nombre de locuteurs pour toute la basse-Bretagne. J'ai opté pour la méthode du sondage. Les sondages antérieurs n'avaient posé de question relatives à la langue bretonne qu'en rapport avec d'autres finalités. Celui que j'ai préparé était consacré exclusivement à la langue bretonne. Le questionnaire - d'une soixantaine de questions - portait sur la compréhension, les pratiques, les occurrences, mais aussi sur les préférences des locuteurs, sur l'apprentissage, sur l'opinion des personnes interrogées.
Le sondage a été réalisé fin 1990 selon les critères habituels de représentativité, et les occitans en ont réalisé un quelques mois plus tard en Midi-Pyrénées à l'initiative d'Etienne Hammel. Jamais une enquête détaillée de cette nature n'avait été réalisée sur l'usage d'une langue régionale. Elle fournissait pour la première fois des chiffres-clés : 55% de locuteurs passifs, 21% de locuteurs. Le sondage permettait d'aborder d'autres problèmes comme celui de la transmission ou de la non-transmission de la langue et d'aboutir à une caractérisation de la population bretonnante, par sexe, par âge, profession, etc… Le principal caractère discrimant, pour ce qui est de la pratique du breton, étant celui de l'âge, et là je vous présente les résultats du 2e sondage de 1997 : les 2/3 des locuteurs ont dépassé 60 ans et sont désormais des retraités ; au-dessous de 40 ans, on dénombre moins de 15 000 bretonnants.
Les sondages sont bien sûr déclaratifs : puisqu'on ne peut procéder à la vérification linguistique des réponses fournies, on pouvait craindre qu'ils ne mesurent davantage les représentations que les pratiques réelles. Mais la structuration du questionnaire permet de vérifier la cohérence des réponses.
Ayant ainsi établi les faits, pour le passé comme pour le présent, et ayant procédé à chaque fois que possible à des quantifications, j'ai pu synthétiser l'ensemble de ma recherche sur un graphique à quatre courbes qui permet de visualiser l'évolution sociolinguistique de la basse-Bretagne sur une période de deux siècles.
Voir le graphique, supra, en haut de page.
Les courbes mettent en évidence différents paliers. C'est au début du XXe siècle que le breton a cessé d'être la seule langue connue de la majorité de la population de la Basse-Bretagne. Mais le palier plus significatif se situe incontestablement au milieu du XXe siècle :
Depuis dix ans, plusieurs autres recherches ont été menées, selon des approches diverses et variées. Je mentionnerai : des enquêtes de terrain dans différentes localités de Basse-Bretagne; une thèse de sociologie sur les nouveaux locuteurs qui se mettent à apprendre une langue que leurs parents ne leur ont pas transmise ; une thèse irlandaise sur l'identité linguistique des jeunes en Bretagne ; une thèse autrichienne sur l'analyse du conflit linguistique ; des recherches universitaires à Brest ou à Rennes sur l'évolution des médias audio-visuels de langue bretonne, ou encore sur l'analyse des discours des locuteurs. Les colloques de sociolinguistique de Brest ont proposé des avancées théoriques en termes de badume, norme et standard (le badume étant la langue de proximité).
L'enquête "famille" réalisée à l'occasion du dernier recensement général de la population intervenu en 1999 constitue aussi un événement pour notre sujet : pour la première fois, des questions relatives aux usages de langues ont été posées en France à l'occasion d'un recensement. Les résultats sont d'autant plus intéressants qu'ils ont été collectés sur la base d'un questionnement original qui permet d'évaluer l'évolution des usages de langues dans le temps. Ils ont, malgré tout, les limites que soulignait William Mackey dès 1976. Mais ils n'infirment absolument pas ceux qui avaient été obtenus précédemment par sondages. On en déduira que, dans la mesure où ils permettent de poser un nombre beaucoup plus grand de questions diversifiées, les sondages et autres enquêtes de terrain gardent tout leur intérêt pour l'analyse fine et détaillée d'une situation de plurilinguisme.
Quelles sont désormais les perspectives d’une recherche sur l'historie sociale du breton en ce début de XXIe siècle ?
Pour ma thèse, j'avais exclu de m'appuyer sur les faits lingustiques à proprement parler, en privilégiant l'analyse des faits sociaux. Mais aujourd'hui, des universitaires comme Ronan Calvez à Brest considèrent que l’étude des structures lexicales, syntaxiques, morphologiques ou phonologiques de la langue est intimement liée à celle de l’organisation sociale. Partant du concept d'insécurité linguistique, R. Calvez cherche à comprendre comment et pourquoi la langue est pratiquée et modifiée par les groupes constitutifs d’un ensemble social et linguistique donné. Il travaille actuellement sur des manuscrits bretons du XVIIIe siècle qui témoignent de l’existence inattendue de ce qu'il appelle un breton mondain. L'analyse sociolinguistique de cette production lui permet de réviser les idées reçues et de contester les stéréotypes qui circulent sur l’histoire de la langue bretonne selon lesquels ce sont les paysans seuls qui parlaient breton, la noblesse, elle, étant supposée ne parler, et surtout n'écrire que le français.
C'est un exemple de recherche en cours. D'autres pourraient être menées, par exemple, pour confronter le changement de statut symbolique de la langue intervenu depuis quelques années aux pratiques réelles des locuteurs. Le champ des questions à explorer reste considérable, pourvu que des chercheurs puissent et décident de s'y consacrer.
Je voudrais signaler enfin pour terminer que l'on pourrait, me semble-t-il, établir un état parallèle ou simultané des pratiques de différentes langues de France aux mêmes moments. Pour le présent, nous pourrions le faire à partir des données du dernier recensement ou à partir de sondages. J'envisage pour ma part, 15 ans après le premier sondage dont je vous ai parlé et 8 ans après le second intervenu en 1997, d'en effectuer un nouveau en 2005 sur la langue bretonne. Pour le passé, je donne juste un exemple pour le tout début du XXe siècle : les Archives nationales conservent en effet des documents concernant non seulement l'usage "abusif" du breton en 1902, mais aussi ceux du flamand, du provençal et du basque.