Histoire sociale des langues de France
langues-de-france.org
Le colloque du lancement du projet HSLF
à l'INALCO, Paris
Georg Kremnitz
Institut für Romanistik
Université de Vienne (Autriche)
L
Le projet d'une Histoire sociale
des Langues de France
Présentation et questions de méthode
Pour une Histoire sociale des langues de France : les Actes du colloque Paris - INALCO 2004
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il m'est très agréable de remercier tous ceux qui ont contribué au fait que nous puissions nous rencontrer ici. Mes remerciements vont tout d'abord à Bernard Cerquiglini qui a tout de suite saisi ma suggestion de juin 2003 de penser à une histoire sociale des langues de France. Ils vont ensuite à Jean Sibille qui a été et qui est la cheville ouvrière de cette rencontre ; sans son action nous ne serions pas ici ce matin. Il a pu s'entourer d'un petit comité d'organisation qui a résolu jusqu'à présent les questions pratiques. Mais mes remerciements vont aussi à l'AULF, notamment à son président, Patrick Sauzet, et à son bureau, car elle donne le support organisationnel et intellectuel à notre tentative. Enfin je remercie tous ceux qui ont suivi l'appel et qui sont ici ; beaucoup d'entre eux ont déjà fait des propositions et des suggestions dont nous avons pu tenir compte ou que nous pensons utiliser dans l'avenir. J'espère que les efforts faits par les uns et les autres finiront par aboutir, dans un avenir raisonnable, à un ensemble dont nous pourrons être satisfaits.
La question de l'évolution historique de la communication me préoccupe depuis longtemps, pensant que la linguistique - et même la sociolinguistique - ont toujours sous-évalué l'importance qu'il faut donner à cet ensemble complexe désigné par le terme de communication. C'est pourquoi je réfléchis depuis longtemps, de manière informelle, sur les possibilités de comprendre et de saisir les modalités de la communication en France. Pendant longtemps, il était difficile de penser à une tentative de rendre compte des évolutions que la communication a connues en France. Ce n'est qu'à partir du moment où la France, pour le moins officieusement, reconnaît l'existence d'une pluralité de langues sur son sol, qu'une recherche approfondie, sous forme de projet qui implique un ensemble de chercheurs et de chercheuses, peut être envisagée (1). De quoi peut-il s'agir ? D'une part, de l'évolution des formes de la communication à l'intérieur des différents groupes, mais en même temps des rapports que les locuteurs de formes linguistiques différentes établissent entre eux et avec la langue dominante, le français. Le français est la première des langues de France ; et si les histoires du français (qui évoquent en général les formes de la communication) sont nombreuses, il est parfois étonnant de voir le peu de détails que nous avons même sur l'emploi de cette langue. Mais, il ne s'agit pas ici en premier lieu de nous occuper de l'histoire de la langue que nous connaissons tout de même le mieux, mais de toutes les autres langues - le terme fait déjà problème pour certains - qui sont obligées d'entrer en contact avec cette langue dominante. Il est par conséquent impossible de la laisser de côté. Finalement, il ne faut pas perdre de vue que beaucoup des langues de France ont des rapports au-delà des frontières ; elles peuvent recevoir des impulsions importantes de l'extérieur.
Je sais bien que le terme d'histoire sociale ne plaît pas à tous. Je pense cependant que d'une part ce terme s'emploie internationalement. Des histoires récentes de plusieurs langues, je ne pense qu'à l'anglais ou au gallois, s'appellent « histoires sociales ». D'autre part, il s'agit d'autre chose qu'une simple évocation des données sociolinguistiques des langues à travers l'histoire: il s'agit de donner à voir - dans la mesure du possible - une architecture très complexe de la communication dans son évolution (ou faudrait-il dire : des communications ?). Y rentrent non seulement les formes de l'emploi et du travail sur les langues, mais également les discours et les appréciations, les consciences linguistiques des locuteurs, etc. Cependant, les histoires sociales que je connais sont toutes des histoires sociales d'une langue précise. Naturellement, il est inévitable que les auteurs évoquent certaines autres langues de contact. Ce que nous devrions essayer ici, c'est bien plus la description d'une communication multiple, sous des conditions historiques qui changent et avec une complexité des rapports qui augmente au fur et à mesure, à partir d'un Etat précis, pour avoir un cadre maniable. Il s'agira donc de ne pas faire un ensemble de monographies d'histoire sociale de telle ou telle langue, mais de dégager les termes d'une communication plus complexe : de faire voir l'ensemble des réseaux communicatifs qui s'établissent sur un territoire donné. Je pense que dans ce sens nous pourrons dépasser ce qui a été fait jusqu'à présent. Je propose provisoirement pour cette tâche le terme d'« histoire sociale », à défaut d'un autre qui pourrait par la suite se révéler plus adéquat.
La pratique des langues sert deux buts à la fois : d'une part la communication, de l'autre la démarcation. Quelle que soit la variété linguistique dont j'use, je m'en sers à la fois pour communiquer avec d'autres, mais je m'inscris en même temps dans un cercle de communication et je me démarque de tous les autres. Cette distance peut être minime et ne pas entraver la communication courante, mais elle peut aussi être (presque) totale. Dans ce cas nous disons ne pas comprendre l'autre. Mais en réalité, notre communication est toujours fragmentaire ; on peut essayer de la rendre plus complète, mais finalement elle reste fuyante, nous le savons au moins depuis les travaux de Sigmund Freud (de même la démarcation n'est jamais totale, on l'oublie souvent). Il y a plus : il me semble que le terme de communication ne se rattache en rien au terme de territoire. La communication s'établit d'abord entre un émetteur et un récepteur, elle peut se compliquer, par la multiplication des représentants des deux pôles ou si l'on fait intervenir des intermédiaires, elle peut connaître des distorsions par d'autres influences externes. Et elle se fait toujours avec les moyens communicatifs que les interlocuteurs ont à leur disposition. Certes, là où elle devient habituelle, des traditions de comportement se créent ; la géographie linguistique les a mises en évidence. Mais ce sont des faits de communication qui disparaissent dès que les raisons de cette communication n'existent plus ; si un port n'est plus intéressant commercialement, le pidgin qui s'y parle disparaît, peut-être sans même laisser de traces ; si une route commerciale perd de l'importance, les rencontres le long de cette route se font plus rares, les influences linguistiques mutuelles diminuent. La relation créée entre une langue et un territoire est une création relativement récente, liée avant tout au succès du nationalisme moderne - il est vrai que les langues du pouvoir apparaissent plus tôt, mais elles ne revendiquent presque jamais l'exclusivité territoriale qui depuis le XIXe siècle est la normalité théorique (qui nulle part n'arrive à devenir la réalité sociale). C'est une double réification : du côté des relations sociales comme du côté des relations communicatives. Si nous voulons vraiment construire une histoire sociale des communications dans un territoire donné, il nous faudra revenir, au moins en partie, en amont de ces immobilisations.
Cela veut dire naturellement qu'il faudra jeter un regard critique sur les différents termes que nous utilisons, afin de les définir ou de nous mettre d'accord sur les définitions que nous emploierons lors de notre projet commun. Cela vaut pour des termes aussi répandus et aussi peu clairs que par exemple le mot « langue ». D'autre part, il faudra regarder de très près des termes comme « langue locale », « langue régionale » et les changements de définitions et de connotations qu'ils ont subis. Même le mot « patois » ne pourra échapper à notre attention ; l'histoire du remplacement partiel des termes décrit en même temps les déplacements des formes de la conscience collective. Finalement, le concept de « langues de France », s'il est assez jeune encore, a lui aussi, été objet de réinterprétations, si je ne m'abuse.
Les travaux qui se préoccupent de ces questions, utilisent une classification commode des langues de France, établie selon les critères de leur insertion dans l'ensemble français. Il y a d'une part les langues minoritaires autochtones que l'on appelle aujourd'hui le plus souvent « langues régionales » ; il y a les langues de l'outre-mer, héritages linguistiques de l'aventure coloniale française et il y a les langues de l'immigration, récente ou lointaine, ces dernières n'ayant en général que peu d'assises géographiques. Une place à part doit être faite à la langue des signes. Il nous faut cependant considérer cette classification, pourtant pratique, avec beaucoup de prudence : que faire des locuteurs de l'occitan qui se sont déplacés, soit à Paris, soit jadis en Afrique du Nord (2) ? Des Antillais qui sont venus en France métropolitaine et qui ont parfois commencé à ce moment-là précisément à s'intéresser à la langue et à la culture créoles ? Historiquement, la France a « grandi » : il faut tenir compte des relations de communication dans les Pyrénées-Orientales ou en Alsace antérieurs à leur rattachement à la France. Quelles sont la durée et l'intensité des rapports communicatifs ? Quels sont les critères pour dire que les langues de groupes immigrés sont des langues de France ? Dans la liste Cerquiglini on trouve, en Guyane, le hmong, or les réfugiés hmong ne vivent que depuis à peine trente années en Guyane, tandis que d'autres langues, parlées depuis bien plus longtemps et par bien plus de locuteurs, n'y figurent pas. Je ne dis pas cela pour faire un quelconque reproche à Monsieur Cerquiglini qui avait des contraintes juridiques et politiques en établissant sa liste. Mais si l'on veut tenir compte des faits de communications réels, il faudra prudemment revoir cette liste et rendre compte des pratiques langagières réelles. D'autre part, pour nous qui évoluons dans l'histoire, il faudra que nous nous posions la question de savoir s'il y a des langues qui ont disparu du sol de la France après qu'on les y ait parlées (3) ; je vous avoue mon ignorance totale à ce sujet. Mais il faudra y penser le moment venu.
En général, les langues autochtones sont celles qui sont depuis fort longtemps en contact avec le français, c'est pourquoi il me semble que ces langues nous permettront d'aiguiser nos instruments d'analyse. Mais, en même temps il faut voir que certaines langues qui ont immigré avec leurs locuteurs s'y parlent également depuis très longtemps ; je pense par exemple aux langues des Juifs et des Tsiganes. De toute façon il me semble indispensable de prendre comme point de départ historique, dans chaque cas, le moment où un groupe de locuteurs entre en contact, disons institutionnel, avec le français, soit par déplacement des frontières, soit par déplacement des groupes en question (il est évident - je viens de le dire - qu'il faut regarder quelle situation communicative existait auparavant). Etant donné que les contacts s'intensifient au fur et à mesure de la modernisation de la France, il me semble clair que l'attention principale de notre réflexion devra se porter sur la période inaugurée par la Révolution.
Néanmoins, dans certains cas, les contacts institutionnels remontent bien plus loin : dans ces cas, il faudra tenir compte du premier grand bouleversement de la communication en Europe occidentale, à savoir l'émancipation des langues parlées (le plus souvent appelées « vulgaires ») du latin qui commence sérieusement avec l'invention de l'imprimerie ; en France, l'Ordonnance de Villers-Cotterêts fournit un repère symbolique pour ce changement.
Dans la lettre de convocation, j'ai proposé une liste provisoire des inventaires qu'il faudra dresser pour chaque langue ou des mouvements qu'il faudra analyser; je la reprends ici avec quelques modifications :
Cette liste n'est toujours pas exhaustive, mais elle permet peut-être un point de départ.
Notre travail ne s'arrêtera pas là. Sur la liste des exposés prévus pour cette rencontre, vous voyez déjà un certain nombre de titre que j'appellerais « transversaux » (5), dans les sens qu'ils ne prennent pas comme sujet une langue mais les rapports entre les langues ou entre les langues et les institutions de l'Etat - je pense aux exposés de Giordan, Martel et Guillorel - ou la question du statut du chercheur en sociolinguistique - les communications de Boyer, Thomas et Bergounioux. Dans la prolongation de cette perspective, il me semble par exemple qu'il sera intéressant de comparer les mises en graphies des différentes « langues de France », lorsqu'elles se sont faites sous la domination de la France (pour ce faire, le beau livre de Dominique Caubet, Salem Chaker et Jean Sibille, Codification des langues de France, Paris : L'Harmattan, 2002, sera une aide précieuse). On y verra sans doute (je ne peux le supposer qu'à partir de quelques expériences ponctuelles), un jeu complexe d'influences, de refus et de croisements. On épouserait une toute autre perspective, si l'on essayait de voir l'histoire sociale des langues des communautés juives qui se sont installées sur le sol de la France et les relations très complexes qui s'ensuivent (6). Pour établir une dialectique entre le centre et les périphéries il pourrait être très utile, pense Mme Niel, « de partir d'une étude de cas historique. L'étude de cas historique est ici vraiment essentielle pour décentrer la question des institutions, et éviter le point de vue généraliste connu et reconnu sur l'école » (7). Ce sont là des propositions, des exemples, je pense qu'il nous faudra en trouver bien d'autres encore.
Ainsi esquissée la tâche paraît immense. Mais, il ne faut pas oublier que de nombreux travaux existent déjà. Certes, la densité de la recherche déjà effectuée et la fiabilité des données qui en résultent diffèrent énormément, selon les lieux et selon les périodes où elles ont vu le jour. Il faudra donc commencer par l'élaboration d'une bibliographie qui d'exhaustive devra devenir critique et une relecture critique de ce qui existe. Cela dans le double souci d'éviter de refaire du travail qui a déjà été fait, mais surtout pour ne pas s'appuyer sur des travaux qui ne sont pas ou plus à la hauteur. Malheureusement, les historiens et sociologues ont rarement des dons approfondis de linguiste, et la même remarque s'applique de manière réciproque à la plupart des linguistes...
Du contenu nous glissons imperceptiblement vers la mise en œuvre. Permettez-moi quelques suggestions à ce sujet. Comme vous le voyez, le projet que je viens d'esquisser est assez important. Il faudra compter sur plusieurs années pour le mener à bien ; certes, la durée nécessaire dépend en partie des dimensions que l'on voudra bien lui donner. Mais je pense que si l'on veut s'y mettre, il vaudra mieux le faire de façon aussi complexe et complète possible. Ce n'est que de cette manière que nous pourrons proposer à la fin un produit à valeur exemplaire (en trois ou peut-être cinq épais volumes). C'est pour ces raisons que je voudrais suggérer de créer un petit groupe de responsables (peut-être trois personnes) qui prendront en main l'organisation ultérieure et qui tenteront de dresser les contours définitifs du projet. C'est vers eux que convergeront toutes les idées et suggestions que vous pourriez apporter au projet. Le nombre des auteurs qui participeront à ce projet sera bien sûr bien plus élevé qu'il n'est à présent, car il faudra trouver pour chaque langue concernée et pour chaque problème particulier le ou les spécialistes qui en savent le plus. Il me semble indispensable que le cercle des collaborateurs soit international pour que les perspectives internes se complètent et se contrôlent par des perspectives externes. Avec une structure de ce type, et à la condition que les aides publiques soient à la hauteur du projet, je pense que nous pourrons arriver à présenter un produit tout à fait honnête d'ici quelques années et à proposer à la communauté scientifique internationale une perspective nouvelle sur l'histoire de la communication.
Wien, le 6 septembre 2004
Notes
(1) Il me semble bien que le rapport Cerquiglini de 1999 fait cette ouverture; mais étant donné que la politique linguistique officielle ne le suit que de manière très hésitante, il me semble que ses résultats sont plutôt officieux qu'officiels. Tous les progrès des dernières années n'avancent qu'en face d'oppositions acharnées.
(2) Nous savons bien que le mouvement renaissantiste occitan, dans ses diverses branches, a eu des points de chute en Algérie, Tunisie et au Maroc, pour ne donner que cet exemple.
(3) Pour donner deux exemples tout à fait simples: on sait que dans le Vorarlberg autrichien il y a eu des îlots de langue romanche qui ont perduré jusqu'au XIXe siècle ; d'autre part, de nombreux locuteurs de langue slave (sorabe) ont vécu dans des parties de la Saxe et de la Saxe-Anhalt encore au XVIIIe siècle, alors qu'aujourd'hui seule la toponymie en tient compte. Des groupes comparables devraient rentrer dans un projet de ce type.
(4) Ce terme provient de la sociolinguistique catalane; il y correspond à peu près à ce qu'ailleurs on appelle « codification ».
(5) Je reprends ce terme des travaux préparatoires pour le livre dirigé par Henri Boyer et Philippe Gardy, Dix siècles d'usages et d'images de l'occitan, Paris : L'Harmattan, 2001.
(6) Pour une première esquisse qui ne se rapporte pas à la France, cf. mon livre Mehrsprachigkeit in der Literatur. Wie Autoren ihre Sprachen wählen, Wien : Ed. Praesens, 2004, 157-161.
(7) Frédérique Niel, courrier électronique du 12 mars 2004, adressé à Jean Sibille. Elle continue : « Ce serait génial de trouver quelqu'un qui pourrait nous parler de ces fameuses punitions et censures type sabot ? »