Histoire sociale des langues de France
langues-de-france.org
Le colloque du lancement du projet HSLF
à l'INALCO, Paris
Gabriel Bergounioux
CORTAL
Université d'Orléans
L
Histoire sociale de la linguistique,
histoire de la linguistique sociale
Pour une Histoire sociale des langues de France : les Actes du colloque Paris - INALCO 2004
Introduction
Rien n'est moins contradictoire que le statut de science de la linguistique et la nature sociale de son objet. S'il fallait d'un nom en justifier la conjonction, il suffirait de citer celui dont le nom est le plus souvent accolé, en France, à la constitution de la discipline : Saussure. Dans le Cours, en même temps qu'en sont donnés les principes d'objectivation, Saussure rappelle que la langue est sociale. Ne commence-t-il pas par en situer l'émergence dans un schéma de communication ? Les travaux de Johannes Fehr sont, sur ce sujet, éclairants.
On en tire la conclusion qu'une histoire de la linguistique, dans ses états modernes, qui restreindrait le champ de son investigation aux aspects les plus formels de l'analyse serait condamnée à oublier la moitié de ses caractéristiques. Et dans les sciences, un oubli n'est pas sans effets, de l'ordre de ceux, précisément, qui font l'objet de cette communication.
Notre propos concernera donc la discipline dont nous nous revendiquons - la linguistique - saisie à partir du moment où elle définit une méthode et des règles qui donnent à ses propositions une valeur universelle (au sens logique du terme), dans son inscription à l'intérieur d'un cadre particulier, la France. Si, au-delà des écoles et des querelles, il y a bien une forme d'unité du savoir, la détermination en un temps et en un lieu (la France des XIXe et XXe siècles) conduit à distinguer quatre domaines, sensiblement variables aux liens qui se construisent entre un usage de la langue (ou plutôt des langues) et les jugements, plus ou moins objectifs, qui sont portés sur elles.
Quatre niveaux d'analyse
Représentations des locuteurs
Les jugements croisés sur les langues et sur leurs usages sont inséparables de l'usage des langues. Les locuteurs, engagés par leur discours dans le marché linguistique (Bourdieu) sont conduits à se définir et s'opposer aux autres langues et aux autres usages de leur langue. Les luttes symboliques (mais elles peuvent dépasser le symbolique et se résoudre en conflits ouverts, en guerres civiles, en sécessions) où se trouvent engagés ceux qui ne se reconnaissent pas dans le discours officiel, parce que ce n'est pas leur langue en particulier, sont les plus évidentes, mais la situation existe aussi de locuteurs d'un groupe linguistique qui se revendiquent d'une langue qui n'est pas celle correspondant à leur classement.
Le principe de sécession linguistique, illustré par la décomposition de l'Autriche-Hongrie ou de la Russie, plus près de nous par la Catalogne, a aussi son envers d'une revendication d'affiliation à une langue officielle qui n'est pas directement apparentée à la langue parlée, si répandue soit-elle : le cas de l'Alsace mérite réflexion, d'autant qu'elle s'est trouvée au centre de la réflexion, en France, sur les critères de l'identité.
Sans aller jusqu'à une différence entre langues, on doit se poser la question d'une différence dans la langue, de l'état dialectal, autre sujet qui a nourri largement la réflexion des linguistes en France, et de l'école dans son fonctionnement à partir du moment où la confrontation devenait inévitable. D'autant qu'au moment de la création d'un système public d'éducation sur le territoire métropolitain, l'expansion impérialiste posait la question du statut des langues coloniales. Parallèlement, le développement de l'enseignement secondaire (et l'expansion des relations internationales) s'accompagne d'une demande sur l'enseignement des langues vivantes étrangères dont le prestige relatif se mesure à leur présence et à leur diffusion. Qui se souvient que l'espéranto fut une langue d'enseignement dans l'école des mécaniciens ?
Enfin, il y a aussi la différence des emplois dans la reconnaissance (ou la dénégation) de la variation sociale, depuis sa forme la plus reconnaissable, l'argot, jusqu'à la simple différence des prononciations, ce qui pose le problème de savoir dans quelles conditions le français parlé a pu être intégré au champ des études savantes. A partir du moment où une attention est portée aux réalisations orales, la différence des expressions ne peut plus être omise. Bally, l'un des éditeurs du cours, y voyait l'une des deux lacunes du Cours de Saussure (cf. avant-propos).
Représentation des linguistes
Les linguistes sont aussi des locuteurs, cela va sans dire. A ce titre, ils sont amenés à construire eux-mêmes des attentes et des projets dont il y a quelque raison de penser qu'ils ne sont pas vainement réinvestis dans le choix qu'ils ont fait, quelquefois de manière peu sociologiquement prévisible, dans la linguistique.
Arsène Darmesteter (1846-1888), fils d'un relieur juif lorrain, qui est encore mentionné comme l'un des premiers sémanticiens pour la Vie des mots, comme un lexicographe (Dictionnaire général) ou un grammairien, qui est surtout un phonéticien (loi de Darmesteter) en fait l'aveu. Spécialiste des "glosses" de Raschi, il entend reconstituer un état très ancien du français à partir des textes du ghetto, rendre à la langue de la Chanson de Roland l'attestation contemporaine du parler champenois en rédimant la langue des réprouvés, brûlés sur ordre du roi de France. Les qualités scientifiques du projet sont irrécusables mais le désir qui le nourrit ne saurait se ramener à la froide exigence de la philologie. On a pu proposer une explication comparable pour rendre compte de la surreprésentation des linguistes de la limite occidentale oc/oïl dans la première génération des romanistes français, Antoine, Chabaneau, Clédat et Rousselot. Il n'est pas fortuit que chacun d'eux se soit livré à un travail de dialectologue et que l'un d'entre eux soit demeuré comme le père des études phonétiques en France. Quant au père de la dialectologie, il faudra aller le chercher en Suisse.
Rien d'anecdotique dans la démarche : le concept d'habitus est là pour nous assister dans la reconstruction d'une trajectoire et dans la manière dont les compétences (en l'espèce la connaissance de l'hébreu pour Darmesteter, celle de l'occitan pour le quarteron péri-lémovice) sont reconfigurées dans un champ particulier, celui de la linguistique.
Une remarque qui vaudra bien des fois dans ce que nous disons : nous parlons des morts non parce qu'ils ne sont plus là pour se rebiffer contre l'objectivation de leur trajectoire mais parce que le temps passé en rend l'opération plus simple à objectiver. Nous laissons à chacun la facile reconnaissance de ce qu'il en est bien encore ainsi.
Le rôle de l'institution
Les intérêts en matière de langage sont anciens mais l'existence d'une institution en modifie les conditions d'exercice et de fonctionnement. L'appareil juridique et institutionnel qui participe à la légitimation d'une langue n'a de sens qu'en ce qu'il promeut un idiome contre d'autres, morts ou vivants. Les institutions ne sont pas toutes d'état et le rôle de l'église catholique en France doit être l'objet de notre attention, par exemple dans l'hospitalité accordée à Rousselot à l'intérieur de l'Institut Catholique de Paris.
Il y a une fonction des institutions dans la façon dont elles sont amenées à gérer, dans leur organisation propre, les conceptions et les attentes des locuteurs. Il y a assez de personnes qui savent les luttes autour de l'école, depuis les lois de Ferry jusqu'aux derniers aménagements constitutionnels. Mon intérêt s'est plutôt orienté vers les relations entre ces institutions et les linguistes, comment par exemple l'un des défenseurs les plus convaincus des patois, Albert Dauzat, qui avait construit son projet professionnel autour d'une chaire de dialectologie en Sorbonne, avait été systématiquement écarté, trente-cinq années durant (de 1910 à 1945) au profit de son adversaire, spécialiste de domaines moins brûlants, Mario Roques qui, après avoir accompagné Gilliéron dans le projet d'une géolinguistique, s'est reconverti dans l'édition de "classiques français du moyen âge" et dans la préparation, jamais finie, de ce qui deviendra le Trésor de la Langue Française.
Il y a, dans ce rôle de l'institution, deux dimensions à prendre en compte : celle de ces instances de contrôle et de transmission dont se dotent les sociétés (l'organisation des bibliothèques n'est pas sans rapport avec le développement linguistique en France) et celle de l'état scientifique reçu. Car il faut distinguer ce qui est l'état de la science et ce qui en est admis à un moment donné : le comparatisme peut être daté de 1816, en Allemagne, mais sa reconnaissance par une chaire au Collège de France prendra encore cinquante ans. Sourions de ce délai nous qui nous souvenons que le Cours est publié en 1916 et qu'il faudra quarante-huit ans pour que ses propositions soient admises dans l'enseignement supérieur d'une façon systématique.
La politique des langues
Comment se décide, dans un pays une politique d'état concernant les langues ? Quel rôle particulier y jouent les institutions ? Quels sont les déterminants qui entrent en jeu dans ces discussions ? La menace de démembrement que fait peser une définition ethnico-linguistique des nationalités a joué un rôle déterminant dans la politique de la IIIe République commençante comme le discours rétrograde du pétainisme a pu trouver dans un provincialisme agricole sa justification.
Il y a une corrélation complexe, quelquefois contradictoire, entre ces niveaux de représentation, avec des degrés différents de réflexivité et des tropismes hétérogènes concernant l'implication des locuteurs dans leur définition identitaire. Qu'est-ce qu'être Breton ou immigré de deuxième génération, selon les lieux et les époques ? Est-ce qu'un immigré de deuxième génération à Marseille est accessible à une prétention au provençalisme ? Se revendique-t-on d'une culture de banlieue ? Concernant aussi l'attrait particulier que les linguistes sont amenés à investir dans la discipline qu'ils ont choisie. Concernant enfin la périodisation des progrès scientifiques et des réactions institutionnelles, universitaires ou administratives, qu'elles déclenchent.
Des périodisations différentes
Chacun des quatre niveaux construits par l'observation (locuteurs, linguistes, champ scientifique, institutions administratives), qui se prêterait encore à d'autres décompositions (la revendication des locuteurs est à la fois sociale et régionale et le comte Jaubert défendant les parlers ruraux n'avait pas les mêmes préoccupations que les fondateurs de l'Institut d'Etudes Occitanes), s'inscrit dans une histoire autonome. On peut procéder à quelques ruptures, plus ou moins nettes selon les champs (en particulier, les jugements des locuteurs sur leur langue n'offrent pas des ruptures aussi tranchées que la découverte des principes de la grammaire comparée ou la création de l'école primaire), plus nette quand elle est sanctionnée par des textes, moins quand elle cherche à suivre l'évolution des mentalités.
Qu'appelle-t-on francisation ?
La relation des locuteurs à leur parler pose en France un problème particulier, une situation originale dont on aurait peine à trouver l'équivalent. La France est, à ma connaissance, le seul pays où une très grande diversité linguistique, incluant une langue non indo-européenne (le basque) et des populations non sédentaires (le romani), n'ait pas conduit - je parle de la France métropolitaine - à une revendication de type national, alors même qu'il faut attendre, autant qu'on puisse se risquer à avancer une date, que soit passé le milieu du XIXe siècle pour qu'une majorité de la population soit francisée.
Une marque lexicale est conservée dans ce processus, c'est celui de francisation. La seule interprétation qu'on puisse donner à ce terme est celui d'une acculturation, un ensemble de locuteurs allophones adoptant la langue française. Quelques termes proches montrent la différence des emplois. On parle de russification pour une substitution des colons aux populations autochtones, d'arabisation pour le remplacement des cadres coloniaux ou de la langue française par l'arabe, d'américanisation pour la diffusion d'un mode de consommation, d'anglicisation ou d'italianisation pour des emprunts linguistiques. Au demeurant, le terme de francisation lui-même n'est pas très courant mais quel autre utiliser pour désigner la façon dont s'est opéré, non sans violence symbolique mais sans coercition, l'assimilation linguistique des citoyens dans le silence sur les causes et les effets de ce qui était accompli ?
Ce qui est advenu se repère à des traces infimes parce que les premiers concernés sont les plus démunis symboliquement pour faire entendre leur protestation, ayant eux-mêmes accepté leur situation de domination linguistique au point d'être les premiers à accepter que leur langue soit tenue en dehors de l'enseignement et vouée à se perdre. Les recherches sur les langues régionales n'ont pas manqué de procéder à la recension des propriétés sociales des défenseurs de langues régionales, d'abord issus d'une noblesse terrienne déclassée au moment de la Restauration et liée au romantisme, puis réaction de défense de bourgeoisies provinciales menacées dans leur domination locale, économique et/ou symbolique, par l'unification effective du marché national. L'histoire de la Revue des Langues Romanes de Montpellier (1870) face à Romania (1872) est emblématique de la transfiguration d'un conflit de ce type dans le champ universitaire, opposant d'un côté quelques comparatistes parisiens appuyés par l'appareil d'état (G. Paris, P. Meyer), de l'autre un parti de Méridionaux, assez proches des Félibres, plus sensibles à la dialectologie qu'à la grammaire historique.
Une des caractéristiques des réactions à la francisation, outre le cas unique en Europe d'une acceptation par les dominés de leur situation de domination, c'est que les mouvements régionaux se sont constitués d'une façon particulière, qu'à la différence des grandes révoltes balkaniques, il n'y a pas eu de pensée collective de l'identité des situations. Chaque patois, chaque langue, dans son érosion, a été vécue comme une affaire particulière.
Une politique d'État
A défaut de pouvoir mettre le temps long des mentalités dans la scansion des dates, on a eu recours aux grandes étapes des institutions d'état dans la politique de francisation. L'Académie française, dans la préhistoire des temps qui nous concernent, est souvent saisie comme l'un de ces symboles. Quels repères nous faut-il ? D'abord, celui de l'administration de la langue qui a toujours été pour le moins discrète. L'état français, sous ses diverses espèces, a toujours eu une politique linguistique bien marquée. Eu égard à la configuration très particulière de ses territoires, on n'en attendait pas moins. Mais cette politique s'est faite dans le silence, par défaut. Les constitutions successives, jusqu'à très récemment, ne parlaient pas de la langue française. Les langues régionales n'étaient mentionnées nulle part sauf à quelques moments de crise très particuliers. Ce qui est étonnant dans le discours sur les patois au moment de la Terreur, ce n'est ni sa violence, ni même son irruption, c'est sa singularité. Il n'y a pas moins de locuteurs patoisants avant qu'après et pourtant le silence domine, à peine troublé par quelques revendications sporadiques concernant l'enseignement ou la culture qui ont fait l'objet d'une condescendance et d'une inertie. L'histoire sociale des langues régionales est une histoire négative : elle enregistre les effets d'une politique qui ne les prend pas en compte, qui a les moyens, symboliques et politiques, de ne pas les prendre en compte.
D'un côté, une négation de la situation linguistique du pays, où la francisation est la volonté commune, y compris de ceux qui en font l'objet. De l'autre, une reconnaissance de ces cultures dans des catégories muséographiques. On a insisté, à bon droit, sur l'effacement des patois à partir du moment où l'école restreint la légitimité des usages au français scolaire. Mais à la même époque, il y a une première marque d'intérêt, y compris administrative (le ministère de l'instruction est aussi celui du culte et des beaux-arts), pour les langues. Alors que se met en place, après Guizot, une éducation primaire, il y a le financement des missions pour relever en Bretagne et dans le Midi les traces des anciennes cultures, avant qu'elles ne s'éteignent. Les mêmes cercles républicains qui instituent l'école primaire gratuite, laïque et obligatoire en y interdisant toute présence des patois instituent des maîtrises de conférence et des chaires de "provençal" à Aix, Montpellier, Toulouse et Bordeaux, de breton à Rennes et de dialecte du nord à Douai/Lille.
C'est que la politique d'état n'est pas indifférente aux mouvements sociaux et plus encore internationaux. La transformation du sens de nation, recouvrant d'abord une conception issue du Contrat social et désignant une communauté d'individus ayant donné leur assentiment à une même loi, devenu depuis 1813 l'appellatif d'un groupe territorialisé de locuteurs d'une même langue, un principe qui décide des unités allemande et italienne et dont les principes guident le tracé des frontières après la première guerre mondiale, place la France dans une situation qui est sans équivalent en Europe. Etat multi-culturel qui ne se définit pas ainsi, nation unifiée qui n'a pas les propriétés qu'on accorde désormais à ce terme, elle n'a plus, pour définir son empan, que ce concept fallacieux de "frontières naturelles", une façon comme une autre de dire qu'aucun critère culturel, la langue en premier, ne pourrait satisfaire au principe d'identité.
Il est pourtant des conséquences heureuses à cet état de fait. D'une part, une définition de la nationalité dans des termes strictement politiques se présente comme exclusive de tout autre définition. Il n'y a pas de hasard dans le militantisme laïc si vigoureux des dirigeants républicains (mais dès avant, dans la désinvolture des cercles dirigeants pour la question religieuse, jusqu'à voir un protestant premier ministre sous la Monarchie de Juillet, ou Napoléon III s'opposer au Pape sur la question de l'unité italienne) ; on est Français more civitate, et non pour sa confession. Plus visible encore, l'inscription du droit du sol à côté du droit du sang dans les critères d'accession à la citoyenneté. Cela serait resté une pieuse intention s'il n'y avait eu, pour donner sa signification à ces principes, un mouvement d'immigration précoce qui là encore, distingue la France de tous ses voisins jusqu'au milieu du XIXe siècle (on laisse de côté les transferts de population après les conflits et le cas particulier de la Suisse).
La conjonction du savant et du politique : esquisse d'une périodisation
L'introduction de la grammaire comparée en France a été lente. De 1816 à 1866, il y a eu des intérêts divers pour les principes de la grammaire comparée, qu'on pense à Gustave Fallot, Jean-Jacques Ampère ou Emile Littré du côté des romanistes, à Emile Burnouf chez les indianistes. Mais entre la reconnaissance de la valeur des hypothèses et leur présence dans les institutions de recherche et d'enseignement, un demi-siècle s'est écoulé en sorte que les deux indo-européanistes de langue française les plus importants durant cette période de latence sont l'un Belge (Honoré Chavée), l'autre Suisse (Adolphe Pictet).
La périodisation est ici bien connue et on peut la rappeler à grands traits :
De ces transformations se déduisent le changement des habitus. Il n'y a guère de point commun entre les quelques savants, regroupés à Paris dans un petit nombre d'institutions plus mondaines que savantes, souvent anglophiles et conservateurs, qui ont servi de premiers introducteurs au romanisme en France et les recherches actuelles des sociolinguistes. Quelle part revient, dans la transformation du champ, aux changements socio-économiques, au choc des guerres mondiales ou à la croissance de l'immigration, à une échelle macro, par rapport à la féminisation de l'enseignement, à l'accès de catégories plus modestes à l'enseignement supérieur ou à la professionnalisation telle qu'elle est vécue individuellement, à une échelle qui peut être celle de la personne ? Est-ce que la diffusion des modèles savants ou la francisation ont été ressenties de la même façon au même moment, dans toutes les régions ? Il y a là quatre histoires qui ne coïncident pas dans leur temporalité et l'évolution des représentations collectives, l'organisation du champ universitaire et les dispositions législatives ont des logiques spécifiques qui parfois se recoupent, accélérant une évolution déjà engagée (les deux grandes avancées correspondent à des défaites militaires humiliantes auxquelles un remède est cherché dans l'accroissement du savoir alors que la victoire de 14-18 entraîne une terrible stagnation).
À quelles langue ont affaire les linguistes ?
Une question d'écriture
Dans l'histoire sociale de la linguistique, un problème demeure qui est celui du rapport de l'oral à l'écrit. Le français officiel s'est opposé à au moins trois états de langue :
On en prendra un exemple : il y a toujours eu une hésitation, dans la définition d'une norme, du groupe qui serait à prendre comme référence du français parlé. Sitôt que la question se pose d'une manière qui n'admet plus qu'elle soit écartée, à la Renaissance, un divorce apparaît entre le groupe socialement dominant (le pouvoir royal) et le groupe culturellement dominant. On se méfie, chez les doctes, et chez les humanistes, de ce groupe peu frotté de grec et de latin, envahi par les Italiens puis par les Béarnais. C'est la réaction de la ville, reprise en main par Richelieu, avec un dualisme continu entre pratiques de la bourgeoisie et pratiques de la noblesse. Tout comme il n'y aura pas en France de compromis économique possible entre les deux classes, le compromis "culturel" ne se fera pas.
Deux éléments s'ajoutent à celui-ci. D'abord, le rôle préservé du latin dans les usages savants, où se lit le rôle de l'église catholique, des Jésuites et de la contre-réforme en particulier. Pour ceux qui contrôlent une part essentielle de la transmission du savoir, le français n'est pas la langue la plus noble et ce sont des Jansénistes qui composent la Grammaire générale et raisonnée. Ensuite, la diffusion de la langue à partir d'un modèle écrit, lui-même démarqué du latin. Le genre du discours existe, il s'en prononce de solennels, mais la référence de l'enseignement, c'est l'écrit, et l'image qui se répand du français, en particulier dans les zones où ce français n'est pas d'usage courant, c'est sa figure. Ce qu'on donne comme français, c'est le français de l'école, un français écrit, scolaire. C'est celui qu'on inculque aux enfants méritants qui deviendront le personnel de l'état et qui en reproduiront le seul modèle auquel ils auront eu accès, ce français fonctionnaire de formulaires et de formules, avec ses tournures gendarmesques de "Subséquemment" et de "Duquel témoin avons recueilli verbalement la déposition consignée comme suit par nous officier de police", avec ses formules de politesse de trois lignes et ses instituteurs qui prononcent toutes les lettres.
Un français dont l'artifice est lisible dans l'orthographe, bien sûr, mais aussi dans le lexique (combien de mots qui se disent mais qu'on évite d'écrire et combien qui feraient sourire si on les employait à l'oral, tant est marquée la distance entre les deux codes comme on disait dans les années 60, comme s'il s'agissait de codes et non d'usages sociaux). Lisible aussi dans la syntaxe tellement que l'histoire de l'accord du COD avec avoir, et les complications qu'il entraîne dans le cas des verbes pronominaux, rend l'usage si acrobatique qu'il vaut mieux avoir le temps d'y réfléchir une plume à la main que de s'y aventurer en parlant. Il me disait : "L'impression que ça m'a faite de lire…" Ce n'est pas une femme qui parle, direz-vous, inquiets de cet accord. Il est pourtant régulier, mais peu probable. Anne-Marguerite Fryba-Reber, dans une analyse de la Grammaire des fautes de Henri Frei notait que les exemples de "français avancé" qui étaient donnés dans le cas de la relative, la partie à laquelle elle avait consacré son analyse, étaient toutes attestées depuis le français classique quand ce n'était pas depuis le moyen âge en sorte que ce dont l'ouvrage porterait témoignage ne serait autre chose que la permanence diachronique d'une diglossie, de deux types de réalisation en concurrence dont l'un n'aurait pas été admis dans les usages légitimes sans disparaître pour autant.
Alors, l'histoire sociale de la linguistique ?
Variation, oral, contact mais aussi construction du champ de la linguistique. Parler d'histoire sociale de la linguistique, ce n'est pas seulement rapporter le fonctionnement de la linguistique à ses conditions d'exercice dans un pays, une institution, un état de la science. Il faut aussi interroger les rapports internes au champ et son fonctionnement, par exemple la signification des propriétés sociales des linguistes.
La linguistique sociale est triplement dominée :
S. Auroux, dans la préface à l'encyclopédie De Gruyter consacré à l'histoire de la linguistique proposait de différencier, à grands traits, des époques qui auraient privilégié la différence des langues (ou dans les langues) et celles qui auraient mis l'accent sur les propriétés universelles. Dans les époques sensibles à la différence se rangeaient la Renaissance (découverte des langues, consécration des langues vulgaires…) et le XIXe siècle (comparatisme, dialectologie) alors que d'autres époques, nourries par des modèles logiques, choisissaient la caractéristique universelle : grammaire générale et raisonnée de Port-Royal au XVIIe (suivie de la grammaire des encyclopédistes et des idéologues), grammaire structurale (et post-structurale) au XXe siècle. Le modèle est éclairant, même s'il a ses limites, en particulier dans ce qu'il laisse inaperçu, que les modifications majeures intervenues dans l'appréhension des langues au cours des deux derniers siècles sont l'une et l'autre issues non de la grammaire mais de la phonologie, non seulement Troubetzkoy mais Bopp, comme le donne à lire exemplairement le premier volume de la Vergleichende Grammatik et Grimm, et Verner, et la révision des néo-grammairiens. Mais après tout, S. Auroux se situerait volontiers du côté des philosophes et des formes universalistes.
Conclusion
Une dernière touche de pessimisme. On n'est pas près d'en finir avec l'histoire sociale de la linguistique. Elle n'a pas de fonction, pas d'usage dans les grands tableaux rassurants du progrès des sciences. Elle ne peut être que dérangeante. Elle vient rappeler quelques grossièretés qu'on préférerait oublier, qu'il y a des enjeux sociaux à ce qui se dit sur les langues, qui peuvent conforter des politiques d'état (cf. gallo-roman, francien), absoudre des entreprises d'exclusion (maintien d'un niveau de langue ou d'une orthographe disqualifiants), mais aussi récuser les évidences sur lesquelles se fondent ces politiques. Une avancée dans ce domaine est vouée à reculer, voire disparaître, si elle n'est pas constamment rappelée et réactivée parce qu'elle contrevient à l'image que le champ souhaite se donner de lui-même : une communauté de savants dont l'objectif est de faire progresser la science. Au fond, j'aurais envie de dire que seule la linguistique sociale est saussurienne puisqu'elle est, conformément à la définition la plus restrictive du structuralisme, la seule qui se définisse comme relative, oppositive et négative.
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