Histoire sociale des langues de France
langues-de-france.org
Le colloque du lancement du projet HSLF
à l'INALCO, Paris
Jean-Michel Eloy
LESCLaP-CEP
Université d'Amiens
L
Permanence et réémergences
des langues d'oïl contre la langue du pouvoir.
Quel sens social ?
Pour une Histoire sociale des langues de France : les Actes du colloque Paris - INALCO 2004
Introduction : l'outillage
À titre d'introduction, j'ouvrirai d'abord ma trousse à outils - conceptuels.
Le sujet que j'aborde s'inscrit dans le procès de longue durée, encore en cours, qu'est la divergence des langues romanes. Z. Muljacic ( ), revendiquant l'héritage de H. Kloss, en rend compte en termes d'Abstand - "distance" qui renvoie dans mon titre à "permanence" - , Ausbau - "élaboration" qui prend la forme dans notre histoire d'une "marche vers la standardisation", et "Macht" ou "kratos" - ce qui renvoie aux débats sur le statut juridico-politique des langues. Ces trois termes se conjuguent dans l'émergence historique des variétés et leur construction en langues.
Ce sujet, J.B. Marcellesi (1986) le désigne comme "reconnaissance-naissance" des langues.
Sans doute faut-il préciser que pour nous "langue" n'équivaut pas à "langue standardisée" - malgré le rôle important des standards dans les processus visés -, et que "langue" désigne, non seulement le "système linguistique" en tant qu'il est caractérisable et isolable, mais aussi les pratiques de cohérence de groupes - que Le Page et Tabouret-Keller (1985) désignent par "focalisation", et tout ce qui fait de la langue une institution : discours sur la langue, y compris grammatisation, référence à un corpus littéraire, et enfin mesures politiques.
Pour nous linguistes qui savons mieux parler des langues que des locuteurs, il y a une réelle difficulté à tenter cette sociologie historique des locuteurs. En bref, c'est là, me semble-t-il, que nous nous lançons dans ce projet collectif "d'histoire sociale des langues", avec le souci de l'associer à l'histoire des langues elles-mêmes.
Cet exposé marquera quelques repères chronologiques, puis se contentera de poser des questions, en apportant des éléments de réponse - seulement des éléments.
I Au Moyen-Age le français n'existe pas.
Il faut dénoncer l'anachronisme fréquent qui consiste en l'utilisation du terme "français" pour désigner la langue d'oïl au Moyen-Âge.
Certes, il est né, entre le 9e et le 12e s. une variété nouvelle, dite "vulgaire", "gallicana" ou "françoise" : on est passé de l'indistinction des différences au sein du latin, à la distinction de variétés - latin versus vulgaire - reconnue de tous - v. Lusignan (1986).
Mais ce n'est pas "le français" - ce terme devant être réservé à des périodes ultérieures. Le mythe fondateur qu'est la croyance à un "français de référence" ne va se constituer que progressivement. La langue vulgaire n'est pas unifiée ni standardisée, on se reconnaît d'une région à l'autre.
Un processus d'unification va se dérouler tout au long du moyen âge, aboutissant à la perte de ces couleurs régionales, va toucher la langue littéraire et la langue des puissants, créant une variété "haute" commune.
Ainsi, dès le 13e s. apparaissent les premiers témoignages de moquerie, dans l'entourage du roi, à l'égard des régionalismes picards - alors même que la scripta picarde est au faîte de son prestige. Mais à l'aube du 16e s., la littérature se fait dans une langue qui ne porte plus ces traces.
Il parait évident que les parlers des masses paysannes illettrées ne sont pas concernées par cette évolution : non seulement ils gardent leur diversité, mais il est probable même que celle-ci ne fait que s'approfondir. En même temps, le pouvoir et son administration ne sont pas un isolat parfait, et il faut sans doute admettre que la compréhension de la "langue du roi" progresse également.
Enfin, aux 16e et 17e s., la variété haute est fixée de façon explicite par les commentateurs, grammairiens et "remarqueurs", dans un grand mouvement volontariste d'élaboration de la langue - toujours la langue littéraire et du pouvoir. La nature artificielle du standard ainsi construit est perceptible dans la difficulté d'un Vaugelas à définir le "bon usage" - qu'on ne trouve d'après lui que dans la partie "la plus saine" de la cour, élite elle-même définie par le bon usage.
Le schéma suivant tente de rendre compte de ce processus.
II Naissance du français standard et des langues d'oïl
La création du français standard au 17e s. se fait pour l'essentiel par exclusion : exclusion en particulier de toute trace dialectale - étant désormais réputé "non français" ce qui a été frappé d'exclusion.
Les textes dits "patois" vont naitre précisément de cette exclusion, par contrecoup. Ils apparaissent, dans plusieurs variétés, sous le couvert du burlesque, parce que seule une "antilangue" permet d'exprimer la fronde et l'irrespect. Nos premiers textes picards, normands, sont écrits vers 1620, par des lettrés anonymes - il s'agit d'un jeu dangereux - qui caricaturent l'expression paysanne (Eloy 1997).
Mais, au-delà de la Fronde, le jeu s'installe, et crée une langue littéraire nouvelle. Le texte patois va ainsi devenir un registre, la langue définit une sorte de genre, qui se stabilise relativement et devient une ressource littéraire constamment disponible. Au 18e s. un commentateur note l'analogie entre ce que fait Vadé à Paris de la "langue poissarde" et ce que fait à Amiens l'auteur picard François Thuillier. Le personnage a ses entrées chez les bourgeois et la noblesse locale, où il amuse par l'imitation des paysans.
Dans la même période du 18e s. se produit cependant dans la région de Lille, avec François Cottignies dit Brule-Maison (V 1740) (Carton 1965) et surtout son fils Jacques Decottignies (V1762) (éd. Carton 2003) un phénomène décisif : le patois est reconnu massivement comme registre populaire, c'est-à-dire que le grand nombre s'y reconnaît. L'auteur obtient un succès qui dépasse de loin la bourgeoisie : ses textes se vendent à des dizaines de milliers d'exemplaires. Dès lors on peut dire que la langue existe aussi aux yeux de ceux qui la parlent : cette existence "pour soi", acquise dans la création littéraire populaire, est le point de départ de la construction d'une identité culturelle spécifique, qui ne cesse de s'affirmer depuis.
Tout au long du 19e et du 20e s., on va produire une littérature variée, conquérir tous les genres littéraires, et cela joue un rôle important dans la conscience d'une identité linguistique "différente" du français. Les manifestations non-littéraires de cette conscience de soi abondent également. Certaines périodes sont particulièrement actives, mais il semble bien que la courbe soit ascendante en ce qui concerne la revendication d'une reconnaissance du picard comme langue, alors même que, comme partout ailleurs, l'évolution sociale restreint l'espace ouvert à la communication en picard, et que la transmission familiale tend à s'affaiblir.
III Questions sur l'époque moderne et contemporaine
À l'étape actuelle de notre travail collectif, on formulera des questions pouvant intéresser d'autres domaines linguistiques, et on y apportera des éléments de réponse propres au domaine picard.
A- Que signifie l'utilisation répétitive par les ministres successifs, interrogés à ce sujet, disant que "le picard est une variation au sein de la langue française" ?
Dans les développements de Renée Balibar sur le "colinguisme", on relèvera que cet auteur considère que le français "représente" les parlers vernaculaires. Réaffirmer, sans autre argumentation, que les langues - en particulier d'oïl - sont "au sein de la langue française", c'est, de façon performative, marquer la volonté qu'il en soit ainsi. Du même coup, être amené à le répéter, c'est signaler l'échec du français à "représenter" les variétés qu'il a exclues constamment. Cela illustre une autre affirmation de R. Balibar, selon laquelle la Révolution "n'a pas fini de produire ses effets" sur le colinguisme de la France : c'est en effet un processus en cours, qui tend à modifier l'organisation des langues dans le pays.
B- Y a-t-il une composante "ethnique" dans le dossier ?
La composante ethnique - ici dans le sens d'une continuité biologique des populations associée à des traits culturels - est une des tentations de la nation française, exprimée en particulier par l'extrême droite. Mais pas seulement. Quand un ministre de la Culture, à propos du créole antillais, déclare "Il est pour ses locuteurs ce que le français est pour nous", ce "nous", renvoyant à ceux pour qui le français est langue maternelle, n'est pas le français de la République ou de la nation définie par Renan.
Dans le domaine picard, la notion du "vrai Picard" est bien sûr présente chez les gens ordinaires. Cependant l'importance des apports humains dus aux immigrations, et le fait que beaucoup de picardisants actifs portent des noms italiens, polonais, flamands ou autres, donnent à la langue une réelle autonomie d'image par rapport à la population "autochtone depuis toujours". L'immigration n'est jamais citée comme un problème au sein du mouvement linguistique picard.
En revanche, il est une réalité anthropologique de poids : la coupure du domaine linguistique picard en deux entités (et même trois, si l'on compte le Hainaut belge) qui se définissent différemment : dans la région Nord-Pas-de-Calais, on se dit "chtimi" et l'on parle "patois" - seuls les mieux informés admettent que leur "patois" est picard -, tandis qu'en région Picardie on se dit "picard" et l'on parle "picard". Cette coupure est ancienne et constitue un élément de trouble.
C- Quels sont les rapports entre le mouvement linguistique picardisant et le grand public ?
La mouvance militante est assez large. En témoignent le fait qu'il existe deux fédérations d'associations, l'une en région Picardie et l'autre en région Nord-Pas-de-Calais, qui regroupent chacune plusieurs dizaines d'associations. Le public réserve à peu près toujours un bon accueil aux initiatives : spectacles, conférences, soirées, festivals obtiennent des scores de présence importants. Les livres, souvent auto-édités, se vendent bien. Indice indirect : une enquête récente (Parisot 1995) indique que dans la Somme, 87 % des élus interrogés déclarent comprendre ou parler le picard : ce qui, si on leur fait crédit du "flair" politique à défaut de la véridicité, traduit bien que les électeurs sont sensibles à ce thème.
En même temps, le mouvement a peu ou pas de dimension politique directe : la revendication ne défile pas facilement dans les rues.
D- La question du rapport entre "élites" et cette sensibilité
L'enquête déclarative de l'INSEE-INED 1999 (Blot et al. 2004) indique que les locuteurs déclarant le picard sont surtout ouvriers et paysans. Ceux-ci arborent volontiers cette connaissance - il est vrai que le complexe d'infériorité et le silence honteux diglossiques existent aussi, bien sûr. Les "militants", d'ailleurs, sont issus de milieux divers.
Il est notable que dans l'enquête de 1999 c'est la CSP "cadres et professions intellectuelles" qui affirme le meilleur "taux de conservation" de la langue : affirmer que ses parents parlaient picard, et qu'on le parle aussi éventuellement, c'est à la fois marquer qu'on est conscient de la valeur de la langue, et aussi, en quelque sorte, arborer ses origines ouvrières et paysannes. Le fait est cependant très significatif si l'on admet que cette couche sociale joue un rôle idéologique de premier plan.
E- La place de la langue régionale dans les activités des institutions culturelles
En région Picardie, l'Office culturel régional est très actif sur ce plan, avec un budget modeste, mais réel. Toutes les activités citées ci-dessus sont soutenues, voire organisées, par la Région, les communes ou syndicats de communes, l'institution théâtrale régionale…
En région Nord-Pas-de-Calais il ne se passe rien au niveau de l'institution régionale, mais ce sont les communes qui soutiennent les associations.
Conclusion
Le mouvement de construction-émergence de la langue continue, à notre époque, sur une base "populaire". Quelle que soit la difficulté à définir cette notion, on remarquera cependant que la négation de l'existence du "peuple" - négation aussi idéologique que son opposé - ou de la catégorie "ouvriers", correspond à la négation de l'existence de la langue. (Ce refus de nommer aboutit à la "maladresse" de l'expression "la France d'en-bas"). Mais les mentalités évoluent vers la reconnaissance du picard comme langue.
Ce mouvement culturel est assez nettement de gauche, ce qui est à noter car il y a quelques décennies le populisme correspondant était tout aussi bien de droite.
Le statut très bas de la langue a empêché que se constituent des groupes de "notables culturels" de la langue - ce qui est en partie la tendance des universitaires - mais il existe des individus porte-paroles et "bons diseurs". Cette faible institutionnalisation est à la fois une faiblesse et un atout car on constate peu d'attaques frontales contre la langue.
Références