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Histoire sociale des langues de France

 

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Le colloque du lancement du projet HSLF

à l'INALCO, Paris

 

 

 

Marie-Christine Hazaël-Massieux

 

Université de Provence

 

 

 

 L

 

 

Un peu d'histoire pour comprendre structures

et statuts des créoles français

Pour une Histoire sociale des langues de France : les Actes du colloque Paris - INALCO 2004

De même que sociolinguistique et linguistique se rejoignent dans l'étude des langues créoles, histoire et présent se rencontrent : il apparaît difficile de définir les créoles sans référence à leur histoire, et l'approche des statuts de ces langues, des représentations des locuteurs, comme d'ailleurs la description linguistique ne peuvent se passer de référence à la diachronie. Les perspectives offertes par les travaux sur la grammaticalisation attirent l'attention sur les évolutions considérables qui ont affecté partout ces langues depuis leurs naissances au cours des XVIIe - XVIIIe siècles des colonisations françaises. Au-delà des ressemblances structurelles souvent évoquées, peut-on encore parler de « créoles » aujourd'hui ?

 

I - Situation des créoles français

Les créoles français se situent principalement

  • dans la zone américano-caraïbe (Louisiane, Haïti, Guadeloupe, Martinique, La Dominique, Ste-Lucie, Guyane) ; ont disparu les créoles français de Trinidad et Grenade ;
  • dans la zone Océan Indien (La Réunion, Maurice et Rodrigues, les Seychelles) ;
  • En Nouvelle-Calédonie on étudie depuis quelques années un groupe de population qui pratique le « tayo » (décrit d'abord par Chris Corne, et surtout par Sabine Ehrhart).
  • Entre ces divers « créoles français », il existe bien entendu divers degrés de ressemblance ou de différence.

C'est en référence à l'histoire (cf. article de S. Mufwene, 1986 (1)) que sont d'abord et classiquement définies les langues créoles : langues de ceux qu'on appelle les Créoles (« noirs », « blancs », métissés) nés aux îles de parents extérieurs arrivés au cours des colonisations européennes. Cette définition souvent remise en question maintenant par les nouvelles perspectives typologiques qui s'ouvrent (y a-t-il un « type » créole qui permettrait d'opposer les langues créoles à toutes les autres - non-créoles ?) est cependant significative de l'importance accordée aux explications historiques : les phénomènes dits de « créolisation » pour les linguistes (2) caractérisent d'abord des évolutions particulières et sont donc un processus historique assez long, qui affecte des langues nées dans des conditions de contacts et de communications très particulières (contexte de la colonisation et de l'esclavage, rapports sociaux, oralité, questions de prestige/dévalorisation…).

 

Ces définitions de la « créolisation » devraient toutefois être encore explicitées : la créolisation est-elle un processus qui affecte les créoles déjà constitués comme langues, ou qui amène des langues à devenir « créoles » ? Si c'est la deuxième solution qui est retenue - et bien qu'il importe de rappeler que l'évolution des créoles ne cesse pas pour autant le jour (si on peut le déterminer !) où ils sont vraiment « créoles » et non plus seulement un moyen de communication provisoire (que certains appellent « pidgins ») -, il faut bien reconnaître que c'est plutôt la deuxième partie de leur existence qui intéresse les linguistes : en étudiant l'évolution des créoles, à propos de laquelle s'affrontent les points de vue divers, on s'interrogera pour déterminer si les créoles évoluent comme de « vraies » langues (ce qu'ils sont bien sûr !), ou s'ils connaissent encore des évolutions spécifiques qui les isoleraient des autres langues du monde.

 

Si nous nous intéressons à la naissance des créoles, et beaucoup moins à celles des autres langues du monde c'est sans doute parce que ces dernières sont nées (ou qu'elles naissent) de façon beaucoup moins tumultueuse, anonymement en quelque sorte, alors que pour les créoles, le contexte de la colonisation, les souffrances liées à l'esclavage, ont amené historiens, linguistes, anthropologues à se pencher plus particulièrement sur le « berceau » de ces langues pour caractériser leur naissance. Il faut bien reconnaître que si toutes les langues évoluent et sans doute « naissent » dans le contact avec d'autres langues qui précisément sont l'occasion de leur naissance, la situation socio-historique de surgissement des créoles, avec des populations déportées, s'installant dans des lieux déserts ou peu peuplés ou dont les populations ont été vite décimées, est suffisamment particulière pour qu'on ait, tôt, proposé de regarder ces conditions comme facteurs génétiques. Le risque étant bien sûr d'hypertrophier des données qui peu ou prou se retrouvent peut-être dans toute apparition d'une nouvelle langue. Il est évident aussi que lorsque l'on regarde les évolutions ultérieures des « créoles » ainsi constitués, grande est la tentation d'en faire des langues d'un type particulier, même si les ressemblances qu'on découvre entre elles peuvent souvent être rapportées à l'ensemble des évolutions linguistiques susceptibles d'intervenir pour des langues qui au départ sont toutes profondément enracinées dans les moules « européens » et même plus particulièrement « romans », mais aussi qui sont certainement façonnées par les conditions orales de leurs développements ou encore par les situations de plurilinguisme auxquelles elles sont dès l'origine confrontées.

 

II - Evolutions des créoles

1° Au plan de la langue

L'évolution des créoles au cours de leur histoire montre clairement qu'ils sont bien des langues autonomes, et non pas simplement la combinaison de langues diverses (3). Si plusieurs langues se sont trouvées en contact dans les débuts de la colonisation, et sans doute ont de façon complexe donné progressivement naissance à des langues nouvelles, qu'on appelle créoles, il convient de dire que les créoles ne sont pas constitués par des traits pris tels quels aux langues sources, mais, qu'à partir d'un matériau indéniablement hérité des langues sources et dont on peut retrouver la trace, ils ont su se constituer selon une solution originale, neuve, et chaque créole a ses règles propres.

 

C'est pourquoi au lieu de voir une continuité directe entre le français du XVIIe siècle parti aux îles et les créoles, on est bien obligé de parler de « ruptures ». On souligne grâce à ce vocable précisément tout ce qui n'est pas nécessairement exactement mesurable en termes de règles, car les contacts sont tellement nombreux (cf. les diverses langues des esclaves) que les schémas évolutifs classiques tels ceux que l'on propose par exemple dans le domaine de l'évolution des langues romanes ou de l'indo-européen ne peuvent servir véritablement de modèles. Quel que soit le vocabulaire retenu pour parler de ces évolutions très particulières qui ont donné naissance aux créoles (ou qui ont marqué leurs développements) et dont tous les éléments ne sont pas connus (4), on ne peut que souligner les accidents et ruptures qui marquent les phénomènes de grammaticalisation ou de (ré)analyse - comme on les appelle parfois : ces « ruptures » sont précisément la marque d'influences et de contacts qui échappent aux schémas descriptifs classiques (qui seraient peut-être à revoir d'ailleurs pour bon nombre de langues au-delà des seules « créoles »).

 

Un exemple intéressant est celui du déterminant défini, présent dans la plupart des créoles français, un -la postposé (connu selon des variantes spécifiques dans chaque créole), qui est vraisemblablement issu du français renforcé « l'livre-là », l'travail-là » (5), etc. Dans cette séquence d'origine l'article défini du français, peu audible (non accentué et donc peu articulé) a été progressivement remplacé, pour marquer la détermination définie, par le seul -la. Pour le créole des Petites Antilles, ce -la qui a gardé de son origine une forte valeur déictique, a pu progressivement constituer un système nouveau qui s'est développé aussi bien dans ses caractéristiques phoniques que dans sa valeur précise. Ce -la, toujours postposé, et qui diffère de la forme française d'origine (« le…là ») du fait de tout un système d'oppositions nouvelles, a d'ailleurs pris des formes et des significations un peu différentes ici et là. On se contentera d'une évocation résumée ici qui concerne le créole de la Guadeloupe et de la Martinique (6).

On voit que le martiniquais comporte quatre variantes contextuelles, selon l'environnement non vocalique/vocalique et nasal/non nasal).

 

La grammaticalisation progressive, selon des étapes et des rythmes différents dans l'ensemble des créoles français, implique différentes réorganisations systémiques qu'il faut examiner dans la comparaison avec les autres déterminants utilisés (pré- ou post-posés), tels que « lasa » / « tala », « sé », « an-mwen/mwen), etc..

 

On notera tout particulièrement, l'évolution du martiniquais qui se poursuit de nos jours avec des formes comme « tè-ya », « fimen-yan », etc. - récemment attestées, à l'oral comme à l'écrit (cf. notamment le poème de Joby Bernabé : Fanm) - ces formes ya/yan pour le défini étant attestées après voyelle palatale (i, é, è).

 

Ces dernières évolutions, sont, selon les lieux, soit étroitement marquées, comme en martiniquais, par le contexte linguistique, soit en train de rompre avec les contraintes contextuelles comme pour l'haïtien. Effectivement, dans ses évolutions les plus récentes, l'haïtien, à l'inverse du martiniquais, montre une tendance à la réduction des formes : après un mouvement semblable au mouvement martiniquais (sont attestées des formes comme « la/a/an/lan ou nan » en Haïti), « lan » (ou « nan ») tend maintenant curieusement à se substituer à toutes les autres formes : « liv-lan », « zozyo-lan », etc. Albert Valdman avait attiré mon attention sur ce phénomène ; j'ai pu vérifier sa présence assez régulière dans des enregistrements radiophoniques effectués en Haïti.

 

2° Au plan sociolinguistique

Il convient de souligner au plan sociolinguistique des données en évolution quant à l'usage, aux statuts, aux représentations, des créoles etc. : ces données ont commencé à être l'objet d'analyses, notamment en terme de sécurité/insécurité linguistique. Il est bien évident que le phénomène de l'écriture des créoles - de plus en plus accepté - ainsi d'ailleurs que les usages qu'on en fait de façon plus importante dans la presse écrite ou parlée, dans la publicité, et même à l'église ou dans l'administration, ont des conséquences sur le rejet ou l'acceptation de la langue par la population. Les débats autour de l'enseignement du créole ou l'enseignement en créole, la création d'un CAPES bivalent de créole, les travaux de recherches et les thèses de plus en plus nombreuses soutenues sur les divers créoles, induisent des modifications de comportements. Si les créoles demeurent fondamentalement, au moins dans les DOM, des langues orales, sans degré véritable d'officialité, certes largement utilisées dans certaines situations de la communication quotidienne, en alternance toujours avec le français selon des règles qui elles-mêmes varient avec les classes sociales, les situations de discours, les débats suscités par les travaux que l'on mène maintenant couramment sur ces langues entraînent un intérêt renforcé : ainsi on voit se manifester des demandes de « cours de créole », aux Antilles comme en métropole, des regrets de ne pas savoir lire le créole, le désir de le transmettre à ses enfants au moins en partie - toutes attitudes qui n'étaient pas imaginables il y a trente ans.

 

Conclusion

Il est sans doute temps, ayant pris conscience de la diversité des langues créoles, à bases européennes diverses, mais même pour une même base (par exemple le français), déjà différents à leur origine (genèses séparées entre l'Océan Indien et la Caraïbe) et dont les différences s'accroissent avec le temps (plus de divergences que de convergences) de systématiser la désignation des langues créoles par leur nom spécifique, et non plus simplement comme « créole » avec une globalité plus gênante qu'autre chose. Que signifie la volonté de parler de « créoles » pour des langues aussi diverses que le martiniquais, le mauricien, le guyanais, l'haïtien…mais aussi pour le papiamento, le sranan, le jamaïcain, le gullah… et la liste s'allonge ? Certes on a pu insister sur

 

  • Une certaine similitude de développement socio-historique,
  • Des conditions proches d'usages diglossiques,
  • Les ressemblances parfois importantes qui amènent à poursuivre des recherches sur les « types » linguistiques (des ressemblances typologiques n'étant cependant pas la preuve d'origines linguistiques communes (7).

Mais il est aussi nécessaire de reconnaître à chaque langue son autonomie, ses spécificités, son histoire propre. Dans ce domaine encore, on se méfiera de toute « globalisation » et des rapprochements souvent abusifs qu'une même dénomination tend à générer. Il ne s'agit pas de nier l'intérêt des approches typologiques, mais de souligner que dans ce cas, il n'y a guère de vraisemblance à ce que tous les créoles, qui ont des histoires séparées, se trouvent représenter un seul et même type linguistique. C'est la confusion - pourtant dénoncée par Meillet - entre origine commune et type comparable - qui a suscité au départ les recherches typologiques. Il serait sans doute temps maintenant de considérer les créoles comme de « vraies » langues, ayant, comme toutes les langues, leurs règles de fonctionnement et de développement. Lors des rapprochements entre divers créoles, il sera bon, comme pour toutes les langues, de veiller à rapprocher l'ensemble des structures linguistiques attestées, et non pas seulement quelques exemples bien choisis, qui amènent souvent à parler de ressemblances ou de différences, alors même que la prise en compte d'autres exemples susciterait plus de circonspection et de prudence dans les conclusions (8).

Pour écrire à l'auteur : cliquer ici

 

Notes

  • (1) Mufwene,1986 : « Les langues créoles peuvent-elles être définies sans allusion à leur histoire ? » (Etudes Créoles, vol. IX n° 1, pp. 135-150) : cet article, même un peu ancien, continue à être la base pour montrer que la dénomination des langues créoles comme telles repose sur des données d'abord et fondamentalement historiques.
  • (2) Nous nous référons ici à l'usage des linguistes, par opposition à l'usage de ce terme que font certains essayistes ou romanciers à la suite d'Edouard Glissant pour qui la « créolisation » est un phénomène synchronique, qui peut se produire à toute époque, et qui en quelque sorte repose sur la notion de « mélange » de langues avant même d'être située dans une époque et dans des lieux précis.
  • (3) Bien que l'on continue toujours à accréditer auprès du grand public l'idée que, dans les créoles, se trouvent mélangées diverses langues - pour certains universitaires peu spécialistes la « mixité » de ces langues finit même par être présentée comme la particularité dominante des langues créoles.
  • (4) On n'a pas de témoignages sur les langues africaines au XVIIe siècle : ces diverses langues n'ont commencé à être décrites - et selon des procédures qui demandent beaucoup de précautions de la part du linguiste du XXIe siècle qui tente de retrouver quelques éléments - qu'à partir de la colonisation africaine de la fin du XIXe siècle.
  • (5) Qu'on entend d'ailleurs encore couramment en France dans une situation d'oralité : « Qu'est-ce qu'elle t'a dit la dame là ? (un jeune homme devant un magasin à un autre qui en sort, juillet 2005 à Aix-en-Provence).
  • (6) Ceux que la question intéresserait pourront trouver de nombreux détails dans l'article de Marie-Christine Hazaël-Massieux, paru dans Etudes Créoles : « Des références textuelles pour l'étude de l'évolution grammaticale des créoles dans la zone américano-caraïbe et de leur utilité pour l'étude historique. La question du déterminant. », in Etudes Créoles, vol XXIII, n° 2, 2000, pp. 40-65.
  • (7) On rappellera une citation très explicite de Meillet concernant la typologie linguistique - qui reste d'actualité et particulièrement pour les langues créoles : « …la parenté n'implique aucune ressemblance actuelle des langues considérées, ni surtout du système général des langues considérées ; et inversement il y a beaucoup de ressemblances, soit de structure générale, soit de vocabulaire, qui n'impliquent pas parenté. » (in Linguistique historique et linguistique générale, 1982, p. 92).
  • (8) Pour aller plus loin on pourra se reporter au numéro de La linguistique que j'ai dirigé et qui est consacré aux créoles : vol. 41, n° 1, 2005 ; notamment à mon avant propos intitulé « Au sujet de la définition des langues créoles ».

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