Histoire sociale des langues de France
langues-de-france.org
L'Histoire sociale des langues de France : les étapes
2008
Georg Kremnitz
directeur du projet HSLF
Invité à Paris-Sorbonne (Paris IV)
Le projet d'une Histoire sociale des langues de France
Pourquoi ? Comment ? Où en est-il ?
1. Des antécédents, de l’histoire du projet et du but escompté
La publication d’une liste des « langues de France », dans un rapport officiel aux ministres de l’Education Nationale et de la Culture établi par Bernard Cerquiglini en 1999, eut pour conséquence une nouvelle perception des réalités linguistiques complexes du pays. D’une conception de monolinguisme absolu, héritée, au moins comme idéal, de la Révolution, la politique passe à une vision multilingue qui fait de la France le pays qui compterait le plus de langues en Europe occidentale. C’est dans ce contexte que naquit l’idée de lancer un projet qui tenterait de décrire les comportements langagiers des habitants de la France à travers l’histoire. Il était clair d’emblée qu’un tel projet devait innover sur plus d’un point
Permettez-moi d’abord d’esquisser les contours de l’idée et du but à atteindre, tout en évoquant quelques problèmes que nous espérons être des problèmes de parcours, avant de discuter quelques points critiques de la recherche antérieure, puis d’en arriver à quelques remarques sur les chemins possibles à suivre et sur les choix que le collectif a effectués.
Le projet a pris forme à l’issue d’un colloque, tenu à l’INALCO le 30 septembre et 1er octobre 2004, avec le soutien de la DGLFLF. J’avais suggéré la tenue de cette réunion à M. Cerquiglini, alors patron de la DGLFLF. A ce moment-là, un collectif d’universitaires et de chercheurs s’est formé afin de piloter le projet ; il se compose aujourd’hui de Carmen Alén Garabato (Montpellier), Klaus Bochmann (Leipzig/Halle), Henri Boyer (Montpellier), Fañch Broudic (Brest), Dominique Caubet (Paris), Marie-Christine Hazaël-Massieux (Aix-en-Provence), Georg Kremnitz (Vienne), François Pic (Toulouse) et Jean Sibille (Paris, DGLFLF), le secrétariat en est assuré par Christiane Böck (Vienne). Il se réunit régulièrement deux à trois fois par an, et en est à présent à un point décisif de son activité, à savoir la mise en œuvre concrète du projet dont les contours sont largement définis. Vous pouvez voir les résultats dans l’architecture que je vous ai apportée. Actuellement, nous hésitons entre deux solutions, une plus complète, d’environ 5 millions de signes et l’autre plus légère, de seulement 3 millions de signes. Le choix dépendra en bonne partie des possibilités de financement.
De quoi peut-il s’agir ?
Je dirais de manière tout à fait provisoire, qu’il s’agit essentiellement de l’évolution des formes de communication à l’intérieur des différents groupes linguistiques, mais, en même temps, des rapports que les locuteurs de formes linguistiques différentes établissent entre eux et avec la langue dominante, le français. Le français est la première des langues de France ; et si les histoires de la langue française (qui évoquent en général les formes de la communication) sont nombreuses, il est parfois surprenant de voir le peu de détails dont nous disposons sur l’emploi de cette langue à travers l’histoire. Or, il ne s’agit pas ici, en premier lieu, de nous occuper de l’histoire de la communication en la langue que nous connaissons le mieux, mais de l’histoire de toutes les autres langues ou variétés qui sont obligées, à certains moments historiques, d’entrer en contact avec cette langue dominante et entre elles également ; il s’agit de donner à voir, dans la mesure du possible, une architecture complexe de la communication dans son évolution. Le jeu est donc multiple, il le devient encore davantage, quand nous pensons que beaucoup de langues de et en France ont des rapports au-delà des frontières ; elles peuvent recevoir des impulsions importantes de l’extérieur. Il ne faut pas perdre de vue que le terme de communication renferme beaucoup d’éléments tant externes, comme la conscience des locuteurs, le statut des langues, les degrés respectifs de normativisation (codification) et emploi social, qu’internes comme tous les phénomènes de changement linguistique.
Les problèmes du projet
Il serait trop beau de pouvoir présenter un tel projet sans être obligé de parler en même temps des problèmes qui pèsent sur lui. Ces problèmes semblent aujourd’hui être de deux ordres, mais à les regarder de près, on voit qu’ils se rejoignent.
Le premier problème, limité et surmontable, est celui de la composition du collectif. Ses membres sont distribués sur trois pays, ils travaillent en sept villes différentes, et ils sont tous des chercheurs actifs qui fonctionnent dans des contextes multiples. Cela rend les contacts moins faciles qu’il ne serait souhaitable pour le projet. Il faut ajouter que le groupe s’est quelque peu agrandi pendant les dernières années pour diversifier le profil des compétences. Mais il n’est pas toujours facile de se réunir, bien que nous ayons maintenu un rythme de deux à trois rencontres par an. De cette façon, certains processus de rapprochement théorique et méthodologique ont pris plus de temps qu’il n’aurait été souhaitable. Et il est devenu parfois difficile de maintenir à son plus haut niveau l’enthousiasme de certains collaborateurs potentiels tel qu’il s’est manifesté lors de la rencontre de l’automne 2004. Nous essayons toutefois par des prises de contact régulières de montrer aux collaborateurs que le projet continue
Le deuxième problème est bien plus préoccupant, c’est bien sûr celui des finances. Depuis que le collectif s’est créé, il vit sur des subventions de fonctionnement de la DGLFLF qui ont été renouvelées. De plus, il a obtenu, pendant ces dernières années, ponctuellement reconduite, une subvention annuelle de l’Université de Vienne, destinée au fonctionnement du secrétariat. Le collectif a, de surcroît, reçu de deux de ses membres, Henri Boyer et María Carmen Alén Garabato, une aide importante sous la forme de l’organisation d’un colloque qui s’est tenu à Montpellier en décembre 2006, intitulé « Les langues de France au XXIe siècle. Vitalité sociolinguistique et création culturelle ». Les actes de cette rencontre ont été publiés en 2007 aux éditions de L’Harmattan, dans la collection Sociolinguistique. Avec ces deux subventions et le dévouement de ses membres, le collectif a pu fonctionner pendant ces premières années
Mais nous sommes maintenant entrés dans une nouvelle phase, celle de la rédaction puis viendra celle de la publication des fruits de nos travaux. Or, il s’avère qu’une publication scientifique de cette taille, même conçue entre autres pour un public cultivé non spécialisé, n’est pas possible sans des subventions importantes ou sans un sponsoring conséquent. Le collectif, qui compte en son sein un journaliste très expérimenté en ce domaine, a contacté plusieurs éditeurs. Deux d’entre eux se montrent intéressés, mais ne semblent pas en mesure de réaliser le projet sans subsides. Il faut ajouter qu’un travail important de lecture et de vérification des travaux est à prévoir, une tâche qu’il n’est pas possible, vu la taille du projet, d’assurer de manière bénévole. Voilà que la composition du collectif se révèle peu avantageuse. Car il va de soi que les moyens financiers devraient venir de la France. Mais le principal responsable ne travaille pas en France, il est donc mal placé pour obtenir de subsides ici. Les membres français du collectif ne disposent pas des structures de secrétariat nécessaires pour monter les demandes, en général de plus en plus compliquées et qui nécessitent un suivi qu’il est difficile à assurer à distance. Il nous faudrait obtenir une première subvention pour faire tout ce travail de marketing que nous devrions fournir pour obtenir les moyens pour pouvoir assurer la publication du projet. Je pense que nous en sortirons un jour, mais pour l’instant nous nous sentons pris dans un engrenage dont nous n’avons pas encore trouvé l’issue.
2. Les motivations : quelques points critiquables des pratiques de recherche antérieure
Je voudrais dans ce qui suit évoquer trois points qui, dans les recherches menées jusqu’à présent, me paraissent problématiques :
L’attention exclusive consacrée à la production langagière
La pratique d’une langue sert deux buts à la fois : d’une part la communication, de l’autre la démarcation. Quelle que soit la variété linguistique dont j’use, je m’en sers à la fois pour communiquer avec d’autres, mais je m’inscris en même temps dans mon cercle de communication et je me démarque de tous les autres. Cette distance peut être minime et ne pas entraver la communication courante, mais elle peut aussi être (presque) totale. Dans ce cas nous disons ne pas comprendre l’autre. Mais, en réalité notre communication est toujours fragmentaire ; on peut essayer de la rendre plus complète, mais finalement elle reste fuyante, nous le savons au moins depuis les travaux de Sigmund Freud (de même la démarcation n’est jamais totale, on l’oublie souvent). La communication s’établit d’abord entre un émetteur et un récepteur ; elle peut se compliquer, par la multiplication des représentants des deux pôles ou si l’on fait intervenir d’éventuels intermédiaires, elle peut connaître des distorsions par d’autres influences externes. Elle se fait toujours avec les moyens communicatifs que les interlocuteurs ont à leur disposition. Certes, là où elle devient habituelle, des traditions de comportement se créent ; la géographie linguistique les a mises en évidence. Mais, ce sont des faits de communication qui disparaissent dès que les raisons de cette communication n’existent plus. La relation créée entre une langue et un territoire est une création relativement récente, liée avant tout au succès du nationalisme moderne – il est vrai que les langues de pouvoir apparaissent plus tôt, mais, au départ elles ne revendiquent presque jamais l’exclusivité territoriale qui depuis le XIXe siècle devient la norme théorique (mais qui nulle part n’arrive à devenir la réalité sociale).
La linguistique, depuis le renouveau de ses méthodes au début du XIXe, s’est intéressée presque exclusivement à la production langagière, je l’ai dit plus d’une fois. Elle n’a guère tenu compte de la réception des sons émis par un auditeur, elle a presque complètement négligé le jeu dialectique de la communication. Pendant le XIXe siècle, ce comportement était relativement compréhensible, car il n’existait pas encore de moyen technique pour conserver la production langagière. L’unique possibilité de conserver du matériel linguistique était l’écriture. Ceci donnait à l’écriture une importance pratique qu’elle n’a toujours pas entièrement perdue. La langue à laquelle nous nous référons mentalement continue à être la langue écrite. De cette manière, les règles de la production écrite sont devenues les règles les plus importantes pour la praxis sociale, et les linguistes n’ont pas pu vraiment changer les données. Beaucoup d’entre eux ont les mêmes réflexes, surtout quand ils se doublent de grammairiens. Or, la langue ainsi interprétée est le fruit d’une double réification des processus de communication, car d’une part elle retient de l’acte de communication l’abstraction langue et de l’autre elle réduit cette langue à langue écrite, une forme encore plus réduite du phénomène observé qui suit des normes très strictes et restrictives. Le concept ainsi obtenu ne s’intéresse qu’à une partie du phénomène observé, il fait abstraction d’éléments essentiels.
Si au XIXe siècle, cette double limitation est compréhensible comme conséquence des moyens techniques disponibles, il est plus surprenant de voir que la linguistique du XXe ne change guère d’orientation. Les néogrammairiens qui dominent la discipline pendant la première moitié du siècle, ne pensent qu’à la production langagière. Leurs lois phonétiques ne prennent en considération que l’émission. Comme ces lois ne suffisent pas pour expliquer les faits, ils inventent l’analogie comme deuxième motif des changements phonétiques, ils parlent de formes directrices, mais ils ne se posent pas vraiment la question du pourquoi. Faisant seulement un pas supplémentaire, ils auraient pu voir qu’il s’agissait de questions de communication, que la réception potentielle y jouait un rôle important. Le structuralisme naissant ne se concentre plus sur la diachronie et découvre les fonctionnements de la synchronie, mais il le fait presque uniquement du côté de la production, alors que le Cours de Saussure insiste sur les différences entre les aspects individuel et social du langage. Le Cours examine en détail les conditions de production langagière, mais la réception et la communication restent les parents pauvres. Il distingue entre langue et parole, une différenciation qui aurait pu être un chemin pour voir les problèmes de communication, mais le terme même de communication n’apparaît pas dans l’indexe du livre. La plupart des successeurs de Saussure suivra la même voie, négligeant même les progrès du côté social que le Cours contient. Et même la dialectologie et la géographie linguistique qui étaient les plus proches des phénomènes de communication, n’en tiennent guère compte, à quelques exceptions notables comme Jules Gilliéron.
C’est ainsi que la linguistique présentera relativement tard des modèles de communication, précédée en cela d’ailleurs par la nouvelle technologie de la radio. Quand Karl Bühler proposera en 1934 son Organon-Modell, ce sera le premier grand essai du côté de la linguistique (Bühler était cependant avant tout psychologue), mais il privilégie encore la production. Et Roman Jakobson, l’autre linguiste pionnier dans ce domaine, le fait également, encore en 1960. Or, entre temps, en 1949, Shannon et Weaver, des représentants d’une autre discipline, la cybernétique, qui met la communication au centre de ses préoccupations, avaient présenté leur modèle de la communication. Ce schéma ornera pendant longtemps tous les manuels de linguistique, et il est toujours l’ancêtre des modèles que l’on voit aujourd’hui. Mais la praxis des linguistes n’a guère changé. C’est sans doute dû, en partie, à l’attitude du courant le plus puissant de la linguistique actuelle, le générativisme. Son fondateur, Chomsky, a dit que la communication n’avait pas d’importance accrue pour la discipline
La limitation de l’analyse à la production langagière peut se comprendre sans problème en tant que stratégie de recherche précise, mais si les sciences du langage négligent systématiquement les données communicatives, elles se privent des possibilités même pour comprendre et interpréter la production. Car même celle-ci s’établit dans un jeu dialectique complexe entre production et réception, et ne pas en tenir pas compte équivaut à une auto-restriction sérieuse. De cette façon, une nouvelle approche de la grammaire historique qui tiendrait davantage compte des aspects communicatifs, pourrait mener ici et là à des résultats nouveaux. Il est clair que cette lacune apparaît plus facilement dès qu’on se tourne vers les fonctions sociales du langage. C’est pourquoi il me semble essentiel qu’une histoire de la communication en France apporte non seulement des connaissances supplémentaires pour le sujet envisagé, mais aussi des avancées pour la théorie de la discipline.
Les compromis (souvent boîteux) entre histoires des langues et grammaires historiques
La plupart des histoires de langues, même des plus récentes, ne peuvent satisfaire l’usager, car elles forment le plus souvent une sorte de compromis entre une grammaire historique et une histoire externe de la langue en question. On pourrait dire un peu méchamment qu’il y a soit de grammaires historiques où le plus souvent on ne trouve pas d’histoire, soit des histoires de langues où les langues traînent un peu comme un cheveu sur la soupe historique ... Les grammaires historiques présentent des états successifs d’une langue, mais presque toujours de manière statique, sans pouvoir montrer les mouvements historiques. Les histoires des langues présentent bien les changements politiques et sociaux, mais elles n’entrent que rarement dans les conséquences communicatives ou seulement linguistiques. Des considérations multifocales des changements des conditions de communication ne se rencontrent guère, si l’on fait abstraction des plus grandes révolutions comme l’introduction de l’imprimerie. Il serait cependant nécessaire de montrer comment des changements dans les sociétés – qui parfois peuvent paraître relativement insignifiantes – ont entraîné ou tout au moins favorisé des changements de la communication dans la société.
Pour ce faire, il faudrait employer des modèles de communication bien plus complexes que ceux qui se trouvent dans des manuels d’histoire des langues et qui, le plus souvent, se limitent à observer les couches sociales les plus aisées dans les capitales respectives. Il ne fait pas de doute que ces groupes sont souvent les modèles que les autres imitent, mais ils se trouvent dans des relations complexes avec les habitudes communicatives d’autres couches sociales que, fréquemment, les histoires des langues ne prennent même pas en compte. La concentration sur les élites bloque facilement la vue sur les mouvements complexes des sociétés. Il est vrai que des travaux de ce type nécessitent l’utilisation de modèles plus complexes de sociétés que ceux employés en général ; il est possible qu’ils demandent des efforts si grands qu’ils ne sont réalisables que de manière ponctuelle. L’observation rigoureuse des changements des nécessités de la communication pourrait prodiguer des éléments supplémentaires pour comprendre les mouvements des sociétés et inversement. Ces travaux pourraient peu à peu rendre superflue la différenciation entre histoire interne et externe des langues, car elles pourraient établir avec bien plus de précision que jusqu’à présent les influences mutuelles des deux domaines, société et communication.
Il faut dire que ces dernières décennies ont vu des progrès considérables, tout au moins pour certaines langues. Plusieurs histoires sociales de langues, allant dans le sens que je viens d’esquisser, ont été publiées, depuis un quart de siècle environ, si je ne m’abuse ; cependant, elles restent des exceptions. Il est souhaitable que leur nombre augmente.
Le nationalisme implicite inhérent des histoires existantes
Presque toutes les histoires de langues sont des histoires d’une langue, comme si les langues fonctionnaient de manière isolée. Une langue, le protagoniste, se trouve au centre de l’observation, soit, dans le cas de langues dominantes, en tant qu’histoire d’un succès, d’une imposition, soit, dans le cas de langues dominées, en tant qu’histoire de la persécution et réduction de cette langue. Cela est sans doute une conséquence (implicite) de la vision du nationalisme européen du XIXe siècle qui considère l’homme comme un être naturellement monolingue (et pour qui, soit dit en passant, le plurilinguisme est une source de malheur psychique). Cette langue apparaît alors comme un élément constitutif de l’être du locuteur. En plus, ce nationalisme rattache le plus souvent une langue à un territoire ou tout au moins à un espace (les changements d’espace d’une langue se comptabilisent alors le plus souvent en « gains » ou en « pertes »). Or, depuis un certains temps, nous avons réappris que les espaces vraiment monolingues font exception, que la migration est une pratique qui traverse toute notre histoire et que sous la dénomination constante d’un groupe, sous la surface et l’apparence de cette domination, des phénomènes très complexes comme l’assimilation, la dissimilation, voire des cas de figure encore plus compliqués peuvent se produire. Les individus ne sont pas naturellement monolingues. Les langues coexistent toujours – sauf des exceptions rarissimes – et elles se trouvent en contact et en conflit. Très souvent, il n’y a pas seulement deux groupes et deux langues en contact, mais les situations peuvent être bien plus complexes, avec des partenaires qui entrent et qui sortent de la scène, comme dans une pièce de théâtre un peu surchargée.
Naturellement, l’isolation d’un objet à observer a sa justification théorique et méthodologique, mais il faut tenir compte du fait qu’il n’est qu’élément d’un ensemble plus grand. Si l’on considère cette perspective comme absolue, on arrive à des distorsions considérables. C’est pourquoi je pense qu’il est important de mener, à côté de recherches sur des histoires de communications de sociétés isolées, des travaux qui prennent en considération des territoires, voire des espaces, et qui montrent les jeux complexes de la communication à entrées multiples. Si un jour nous possédons un certain nombre de travaux de ce type couvrant des espaces complexes et prenant en compte des changements dans une profondeur diachronique considérable, nous pourrons parler d’une véritable sociologie historique de la communication. Il me semble qu’il serait important de pouvoir présenter un tel tableau complexe de l’histoire de la communication en France.
3. Quelques indications sur les chemins que le collectif propose
Généralités
Précisons tout d’abord que le collectif pense que l’histoire de la communication a connu – non seulement en France – deux moments de mise en question profonde et de renouveau : à la Renaissance avec l’introduction de l’imprimerie et l’avènement des langues de cours supplantant définitivement le latin, et à la Révolution française qui a préconisé le monopole de la communication en français et qui a doté les langues en Europe d’une nouvelle charge idéologique. Actuellement, nous vivons une troisième révolution des données de la communication, où une oralité renouvelée tend à reprendre, avec des modifications importantes et jusqu’à présent difficilement saisissables, une place que le pouvoir de l’écrit lui avait enlevée. Et s’il ne néglige pas les étapes antérieures de la communication, le groupe d’étude est conduit, tant par la disponibilité des sources que par l’importance accrue de connaissances pour nourrir l’actualité, à privilégier la période contemporaine, de la Révolution à nos jours.
Cela veut dire qu’il faudra jeter un regard critique sur les différents termes que nous utilisons – souvent sans nous rendre compte des contradictions internes qu’ils renferment – afin de nous mettre d’accord sur les définitions que nous emploierons dans l’ouvrage. Cela vaut pour des termes aussi répandus et aussi peu clairs que le mot « langue ». La linguistique l’a bien défini, la sociolinguistique aussi, mais les deux définitions ne coïncident pas, et l’usage social diffère encore. Il faut, dans l’espace d’un livre, lever ces contradictions. On pourrait nous objecter que dans un projet semblable au nôtre il n’est pas nécessaire de réinventer la roue. Mais ces questions de définition ainsi que les différences entre les définitions se répercutent dans les pratiques même des communications. Elles deviennent souvent acteurs dans notre champ de travail. Un regard critique sur elles s’avère indispensable.
Enfin, tant par souci d’économie que de clarté, il sera tenu compte du fait qu’un nombre important de données de la communication concernent la France entière ; ces sujets-là seront alors traités en des chapitres communs et sous l’angle de « questions transversales ». D’autres problèmes demandent un traitement spécifique par langue ou communauté communicative ; alors, le collectif entend éviter à tout prix que le produit final ne soit qu’une accumulation, une juxtaposition de monographies reproduisant des données existantes.
Le cadre territorial et la répartition des langues
Le projet étant issu, dans un certain sens, de la publication de la liste Cerquiglini, il semble naturel qu’il adopte son cadre territorial, à savoir la France actuelle, incluant les DOM et les TOM. De même, beaucoup de langues comptant des locuteurs au-delà des frontières, il doit en être tenu compte. Il va de soi, en outre, que leurs relations diffèrent fortement entre elles.
Les différentes versions de la liste Cerquiglini ne coïncident pas totalement en ce qui concerne la répartition des langues concernées. Le collectif a donc décidé de privilégier une classification commode, établie sur les critères de leur insertion dans l’espace communicatif français. Il y a, d’une part les langues minoritaires autochtones que l’on appelle aujourd’hui généralement « langues régionales » ; il y a, d’autre part, les langues de l’outre-mer, héritages linguistiques de l’aventure coloniale française ; et il y a enfin les langues de l’immigration, récente ou ancienne, ces langues n’ayant en général pas d’assise géographique précise. Une place à part doit être faite à la langue des signes française. Il faut cependant considérer cette classification, pourtant pratique, avec une certaine circonspection : que faire des locuteurs de l’occitan qui se sont déplacés, par exemple à Paris ou dans le Nord ? Des Antillais qui sont venus en France métropolitaine et qui ont parfois commencé, à ce moment-là précisément, à s’intéresser à la langue et à la culture créoles ? Historiquement, la France a « grandi » : il faut ainsi, dans les Pyrénées-Orientales ou en Alsace, tenir compte des relations de communication antérieures au rattachement de ces territoires à la France.
D’autre part, des langues parlées jadis en France comme langues autochtones ou comme langues de migration, ont disparu. Que faire d’elles ? Sur un point, la liste Cerquiglini ne donne pas d’image fidèle de la communication : c’est celui des langues de l’immigration. Nous savons bien qu’en ce domaine les décisions étaient délicates à prendre. Un des critères de la liste Cerquiglini était que les langues prises en considération ne devaient pas être officielles ailleurs. Il faut reconnaître que ce critère n’a pas été entièrement respecté, le basque et le catalan étant par exemple co-officiels en Espagne. Dans le cas de l’arménien, il a fallu avoir recours à une astuce en intégrant l’arménien occidental à la liste des langues de France et en laissant de côté l’arménien tout court, bien que les données linguistiques n’imposent pas cette solution. Quelques langues ont entre temps reçu un statut officiel ailleurs, comme le tamazight, déclaré langue nationale en Algérie et au Maroc. Plus préoccupante, du point de vue de la communication, me semble l’exclusion de langues dont de nombreux locuteurs ont laissé leurs traces en France ou continuent à parler leurs langues d’origine, comme l’italien ou le castillan par exemple. Leur exclusion, contrairement à l’intégration des descendants des 3000 Hmongs installés en Guyane en 1977, peut être justifié par les critères retenus (bien qu’aucun autre Etat européen ayant signé ou ratifié la Charte n’ait utilisé ce critère), mais il faut trouver de nouvelles stratégies, si l’on veut rendre compte de l’évolution de la communication en France. Le collectif a par conséquent fait sienne la différenciation que l’on peut déjà lire parfois entre « langues de France » et « langues en France »
Il est vrai que les langues en France sont celles qui actuellement posent les plus grands problèmes. D’une part, l’exhaustivité dans ce domaine semble impossible, des microgroupes pouvant s’installer et communiquer dans leurs langues sans que la société environnante s’en rende vraiment compte, souvent la mobilité étant très grande et la durée du séjour de certains groupes limitée. D’autre part, une énumération aussi complète que possible des groupes vivant sur le sol de la France serait souhaitable. Je ne cache pas que ce problème a ses aspects matériels : une prise en compte du maximum des groupes communicatifs possibles rendrait le projet bien plus onéreux. C’est pourquoi le collectif penche actuellement pour une solution médiane qui ne rechercherait pas l’exhaustivité et se contenterait dans certains cas d’articles ou de fiches de synthèse. Il est vrai que cette décision est une concession à laquelle je ne me résigne personnellement pas de gaîté de cœur.
Les collaborateurs
Nous avons établi une liste d’environ 200 collaborateurs potentiels. Ceux-ci se recrutent parmi les spécialistes des différents domaines, chercheurs expérimentés mais aussi jeunes chercheurs, pleins d’idées neuves. Il n’est peut-être pas surprenant de voir que pour les « langues régionales » le nombre des spécialistes est élevé, tandis que nous avons encore quelques lacunes en ce qui concerne les langues de l’immigration. Le collectif espère pouvoir les combler dans les meilleurs délais.
L’architecture de l’ouvrage prévu
La publication est prévue en quatre grandes parties, inégales entre elles. Comme déjà indiqué, une première partie traitera les questions transversales qui concernent l’ensemble de la France et des communautés communicatives. Elle sera suivie de trois parties, traitant successivement les langues de la France métropolitaine (autochtones), les langues des DOM/TOM, et finalement les langues issues de l’immigration. A l’intérieur de chacune des trois dernières parties, une première sous-partie traitera à son tour les questions transversales concernant cette partie puis une partie monographique traitera les différents aspects des langues de ce domaine. Il va de soi qu’un système de renvois doit éviter des doublons, surtout dans des cas où une communauté communicative relève de plusieurs chapitres.
La première partie, consacrée aux questions transversales, a pour objet la clarification de la terminologie employée, ainsi que l’évolution des différentes dénominations adoptées pour un même objet. D’autre part, elle doit rendre visibles les relations entre la pratique communicative et des appartenances à certains groupes, qu’ils soient religieux, politiques ou autres. Il y faut aussi prendre en considération les forces sociales et les institutions qui ont réglé (et règlent encore) la communication : l’école, l’armée, l’administration, mais aussi la législation. Parmi elles, les instances normatives de la langue, l’installation d’une norme prescriptive et sa généralisation successive par l’école jouent un rôle particulier. Aujourd’hui, les mass-médias relayent voire remplacent l’école, et certaines formes externes du langage qui naguère étaient hautement valorisées perdent relativement d’importance ; il suffit de penser à l’orthographe. Il faut voir si cela concerne toutes les langues ou si seuls certains groupes communicatifs ont connu ce déplacement. Le collectif porte une attention particulière au rôle du chercheur qui, d’un côté, est observateur des processus de communication qui se déroulent dans la société, mais, de l’autre, prend part aux pratiques et aux idéologies langagières de cette société ; il doit par conséquent faire très attention à ne pas mélanger ces deux rôles. Ceci devient plus important encore pour des groupes où les chercheurs jouent un rôle social avéré pour le maintien ou la reconquête de pratiques communicatives menacées.
La partie consacrée aux langues dites régionales doit, dans son approche transversale, réserver une place aux évolutions de la communication dans la France métropolitaine. Elle observera, avec un soin particulier, les réglementations que l’Etat impose à la communication et les effets que ces règlements ont eus. Il faudra surtout prêter attention aux rapports asymétriques entre le français et ces langues, les éléments de répression linguistique (qui ne sont rien d’autre qu’un effort d’intimidation sociale et donc à terme de silence), et, plus tard, les modestes tentatives d’insertion de ces langues dans les cursus scolaires et universitaires. Dans la partie monographique, il faudra préciser les détails qui concernent les différents groupes en particulier. D’une part, il s’agit d’une histoire de la communication à l’intérieur d’un groupe, mais aussi de ses rapports avec le monde externe, que celui se trouve à l’intérieur d’un même Etat ou qu’il soit transfrontalier. Nous nous trouvons là dans un jeu dialectique entre la conscience et les comportements du groupe considéré et les conceptions qui viennent de l’extérieur, le plus souvent de l’Etat ou de ses représentants. Ce jeu ne serait pas possible sans l’idéologisation que la communication et particulièrement les langues ont subie au cours des processus révolutionnaires du début du XIXe siècle. Sans cette charge idéologique les mouvements de renaissance n’auraient pas été imaginables, ni les tentatives de faire de ces formes de communication de véritables langues dotées de tous les outils qui ont donné aux langues dominantes leur position. Les groupes de communication sous-privilégiés ont ainsi adopté les processus de double réification dont j’ai parlé au début de cette communication. Toutefois, ce qui est remarquable, c’est qu’en France métropolitaine aucun de ces groupes n’a réussi, à ce jour, à imposer son point de vue, contrairement à beaucoup d’autres pays en Europe qui ont éclaté ou ont dû faire des concessions considérables aux groupes communicatifs périphériques. C’est même aujourd’hui devenu la norme politique en Europe
Les parties concernant les DOM/TOM et l’immigration suivront, en gros, le même schéma, avec les modifications qui s’imposent, bien sûr. Ces modifications concernent les formes de l’intégration de ces terres au pouvoir français et les conséquences qui en découlent pour la communication. Dans les actuels DOM, les conditions pour une communication ont pratiquement dû être recréés, à cause de l’annihilation presque complète de la population antérieure, et nous nous trouvons devant des situations très particulières de genèse de nouvelles formes de communication – les langues créoles en sont les témoins. Dans d’autres cas, le manque de sources et les relations anciennes entre différents groupes de populations communiquant de diverses manières entre eux, rendra nécessaire un traitement non pas monographique mais qui prendra en compte l’ensemble ou des sous-ensembles des groupes communicatifs présents. Les choses se compliquent encore quand on se tourne vers les langues de l’immigration. Comme je l’ai déjà dit, on y fait la distinction entre langues de France et langues en France, différence qui pour notre propos ne joue qu’un rôle mineur. Parmi les langues de France issue de l’immigration, il y a des langues qui depuis très longtemps sont pratiquées sur le sol français, comme le yiddish ou le rromani ; d’autres sont arrivées plus récemment comme l’arabe maghrébin, le berbère (tamazight) ou l’arménien (occidental). Mais, pour en rester à l’exemple du yiddish, il semble aujourd’hui impossible de ne prendre en compte que cette langue des communautés juives de la France, sans tenir compte des autres formes de communication qu’elles utilisent. Certes, les traditions des différents groupes juifs divergent, mais depuis un certain temps ils coexistent dans une société étatique, ils règlent leurs comportements communicatifs et ils tentent de communiquer entre eux. Dans ce cas, il semble préférable de prendre en considération l’ensemble du groupe pour pouvoir rendre compte également des contacts internes. La situation est quelque peu comparable pour les immigrés de l’Afrique du Nord qui à leur tour ont plusieurs modes de communication à leur disposition et qui les utilisent (ou abandonnent) selon des critères souvent très complexes.
J’ai déjà dit que le collectif envisage de traiter certains groupes de l’immigration, appartenant aux langues en France, par des articles synthétiques et qu’il va sans doute renoncer, dans cette partie du projet, à l’exhaustivité. Si toutefois nous disposons des moyens nécessaires pour une solution plus complète, cette décision sera à revoir.
Le but de notre initiative
Il est de donner pour la première fois au public cultivé francophone une vision aussi complète que possible de l’histoire de la communication dans ce pays en y intégrant des aspects qui ne sont, en général, pas pris suffisamment en considération. Notre projet veut innover du point de vue de la méthode comme de celui de la théorie. Comme il n’existe, à ce jour, pas de projet comparable réalisé, il pourrait servir de modèle. Il aimerait insister sur le fait que les sciences du langage doivent s’intéresser beaucoup plus que par le passé aux phénomènes de communication. Cette priorité donnée à la communication pourrait entraîner des conséquences sur le plan de la linguistique historique qui refuse toujours d’en tenir compte suffisamment, mais elle pourrait également avoir des influences sur les théories linguistiques actuelles dont la grande majorité ne tient pas suffisamment compte des faits de communication.
Je voudrais, pour terminer à présent, que nous réalisions et proposions un ouvrage qui ne se distingue pas uniquement par la présentation parallèle de plusieurs langues mais qui innove en prenant en considération des aspects de la communication collective négligés jusqu’à présent.
Georg Kremnitz
Wien, le 20 novembre 2008