Histoire sociale des langues de France
langues-de-france.org
L'Histoire sociale des langues de France : les étapes
2005
Pierre Encrevé
directeur d'études EHESS
Chercheur invité
Les droits linguistiques de l'homme et du citoyen
Conférence donnée par P. Encrevé
le 16 décembre 2005
dans l'amphithéâtre de l'EHESS, à Paris
Je suis heureux et honoré d'ouvrir la première des Rencontres en langue des signes de l'EHESS à Paris, rencontres où la parole orale du conférencier est relayée par la parole signée d'un interprète, en l'occurrence Mesdames Anne-Marie Bisaro et Christine Quipourt de l'association SILS, service d'interprètes en langues des signes, que je remercie de leur collaboration.
Pour commencer, je rends hommage à Bernard Mottez : son séminaire à l'ÉHESS à partir de 1976, avec Henry Marcowicz, a été pour une dizaine d'années un lieu-phare pour la lutte en faveur de la LSF. C'est, d'ailleurs à lui qu'on attribue généralement la nomination « Langue des signes française », LSF, sur le modèle de l'American Sign Language, au lieu de langage gestuel ou mimique. Cette nomination est essentielle : à partir de ce nom il est devenu de plus en plus clair que la Langue des signes française est une langue à part entière, aussi vraiment langue que toutes les autres langues naturelles des hommes. Son travail pionnier n'a longtemps pas connu de suite à l'École des hautes études en sciences sociales. Mais l'initiative de cette série de rencontres, prise par la présidente Danièle Hervieu-Léger, et mise en œuvre par Marie Coutant, en est une suite par-delà la solution de continuité.
Je vais traiter de certains aspects de la très vaste question des droits linguistiques, non pas comme un juriste ou comme un sociologue, ou un philosophe, mais du point de vue de ma discipline : la linguistique, et plus précisément du point de vue de cette branche de la sociolinguistique qui s'occupe de la politique des langues, discipline que j'ai beaucoup enseignée mais que j'ai aussi pratiquée sur le terrain gouvernemental. Je le ferai en suivant à grandes enjambées le cours de son histoire en France.
Je voudrais rapidement montrer comment l'État français s'est historiquement situé par rapport à cette question des droits linguistiques et, préciser comment depuis une vingtaine d'années il a insensiblement, et sans le dire, modifié, pour certains aspects non négligeables sa pratique et sa doctrine en la matière aussi bien pour les droits des locuteurs à l'égard de la langue nationale, qu'à l'égard de la langue des signes ou des langues régionales.
Mon objet se limitera donc au problème français, en le saisissant du côté de la politique du gouvernement et de l'État, et spécialement du point de vue constitutionnel.
Introduction
La plupart des grands pays démocratiques reconnaissent des droits linguistiques et culturels soit comme droits des groupes de locuteurs ou comme droit des langues. Mais je ne connais pas de déclaration solennelle officielle des droits linguistiques individuels comme droits de l'homme. En France, en particulier, qui s'enorgueillit à juste titre de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 (DDH), cette dimension n'a jamais été posée explicitement. Le concept même de droits linguistiques apparait très peu dans les débats français sur les langues, et le statut de ces droits comme droits de l'homme et du citoyen y reste largement impensé. C'est que nous sommes encore tributaires d'une longue histoire de rejet de l'idée même de ces droits, un rejet directement lié à une certaine idée de la nation ainsi que de l'école et de sa mission.
Pendant plus d'un siècle, en effet, du début des années 1880 à la fin des années 1980, a régné presque sans partage en France ce qu'on peut appeler l'idéologie linguistique française (ILF), dont on peut dire, pour simplifier, qu'elle instaurait le culte de la langue française (orale et écrite) en religion d'État, d'où il suivait que le citoyen devait non seulement parler français mais ne parler que français en France. Bref, il s'agit d'un monolinguisme d'État dont l'obligation s'étendrait par allégeance citoyenne à chaque individu français.
On peut caractériser l'ILF en quelques phrases : s'il y a des droits linguistiques, ce ne peut être que les droits exclusifs de la langue française ; laquelle, figure par excellence de l'identité unitaire de la nation, a tous les droits : lui sont réservés tous les marchés linguistiques régulés directement ou indirectement par l'État : marché de la vie politique, de l'administration, de l'enseignement, de la fonction publique, mais aussi peu à peu tout le marché du travail, de l'économie (jusqu'à l'intrusion de la langue anglo-américaine du moins), de la culture et même, très largement, comme l'a montré Pierre Bourdieu, le marché matrimonial.
C'est cette situation qui a commencé lentement à changer, surtout depuis une vingtaine d'années, où, sous la pression des revendications mais aussi par l'effet de la raison démocratique, les gouvernants, en avance sur l'idéologie dominante, sont entrés de fait dans une phase de désacralisation bien tempérée de la langue française, ce dont témoignent nombre de décisions dont, pour la langue des signes française (LSF) les lois de 1991 et surtout de 2005.
Mais avant d'examiner cette révolution tranquille largement inaperçue de la majorité des citoyens, je dois regarder en arrière vers l'origine de cette situation, en considérant trois moments-témoins.
Premier moment témoin : le milieu du XVIe siècle
En 1539, à Villers-Cotterêts, François Ier signe la célèbre ordonnance sur le fait de justice destinée, dit-il, à « pourvoir au soulagement de nos sujets » et qui ordonne que l'ensemble des actes de justice soient rédigés et prononcés « en langage maternel français ». S'agit-il de la langue du pouvoir ou de la langue des sujets ? On a pris l'habitude d'y lire l'imposition de la langue du roi à tout le territoire, à la fois contre le latin et contre les langues régionales, et notamment l'occitan souvent utilisé concurremment au latin dans les actes publics. Mais du point de vue qui est le mien aujourd'hui, il est à remarquer que l'Ordonnance argumente à l'inverse : c'est pour soulager les sujets du roi que les arrêts, dit le texte, doivent être « écrits si clairement qu'il n'y ait ni ne puisse y avoir aucune ambiguïté ni incertitude ni lieu à en demander interprétation ». C'est parce que le latin pose des problèmes de compréhension que le roi, à l'en croire, ordonne d'utiliser le « langage maternel français ». Évidemment, la vérité sociologique et politique est tout autre. La qualification de « langage maternel», pour le français, est contradictoire à cette date. Il ne devait même pas y avoir, à l'époque, vingt pour cent des sujets du roi parlant français, et pas nécessairement par transmission maternelle. Le français était aussi étranger que le latin pour l'immense majorité de la population. Néanmoins, le fait que l'ordonnance de Villers-Cotterêts, pose, habilement, une exigence d'intelligibilité générale de la langue de l'Etat instaure implicitement un droit linguistique des français à ce que l'Etat leur parle leur langue. Même si, en réalité, il les invite, pour le comprendre à parler sa langue. On verra que la République reprendra à sa façon cette stratégie.
Et la langue des signes à ce moment-là ? Elle semble se porter à merveille à en croire un des plus grands écrivains de ce XVIe siècle, Montaigne, au chapitre XII du livre II des Essais, publié en 1580 et 82. Permettez-moi de relire pour le plaisir ce texte bien connu :
« Nos muets disputent, argumentent et content des histoires par signes. J'en ai vu de si souples et formés à cela, qu'à la vérité il ne leur manquait rien à la perfection de se savoir faire entendre. » Il ajoute un peu plus loin : « (…) la nécessité apprend soudain à ceux qui en ont besoin et les alphabets des doigts et grammaires en signes, et les sciences qui ne s'exercent et s'expriment que par ceux-ci ». On n'en finirait pas de dire le génie de Montaigne, qui a compris d'un coup ce que tant d'intellectuels contemporains tardent encore à admettre : que la langue des signes est une langue autonome, dotée des mêmes possibilités d'expression que les autres langues naturelles. Ce texte est aussi une attestation très précieuse de l'usage courant de la langue des signes française au XVIe siècle. Montaigne lui-même, qui vit en région occitanophone, écrit en français (il prétend le faire plus difficilement que le latin), et s'inscrit dans le mouvement moderniste de francisation de notre littérature ; mais il observe et respecte la langue des signes comme langue naturelle et, en ce sens, il est une balise essentielle pour la reconnaissance des droits linguistiques de ses utilisateurs.
Deuxième moment témoin, la fin du XVIIIe
Au siècle des Lumières, celui qui va faire reconnaitre explicitement comme langue la langue des signes en France, c'est l'Abbé de l'Epée que je ne vais évidemment pas présenter ici, rappelant seulement que c'est vers 1760 qu'il créa sa première école, où il recourait à la langue des signes pour l'enseignement du français écrit. Comme chacun le sait, il fut le premier à comprendre qu'il suffisait de regrouper des enfants sourds pour que se développe cette langue des signes ; et à concevoir un enseignement populaire de masse pour les sourds, fondé sur l'utilisation de leur langue. Posant la question de l'enseignement de masse et de l'enseignement des sourds par les sourds dans la langue naturelle des sourds, il établit de fait les bases de la reconnaissance de leurs droits linguistiques. Il meurt l'année de la Révolution, en 1789, et dès l'année suivante la Constituante le reconnait comme bienfaiteur de l'humanité et fait de son école, l'Institution Nationale des sourds-muets, qu'elle loge au Couvent des Célestins.
26 août 89 : DDH : On est en pleine Révolution française. L'Assemblée Nationale a adopté le 26 août 89 la DDH et du Citoyen, dont l'article XI : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Comment se présente alors la question des droits linguistiques des entendants ? Cet article XI ne vise-t-il que le « contenu » de l'expression ou bien aussi les moyens linguistiques de cette expression, qui en sont, en réalité, inséparables ?
Dans un premier temps, et jusqu'à la Terreur, la Révolution répond dans le sens des droits linguistiques des citoyens.
Dès le 14 janvier 1790, en effet, l'Assemblée nationale décide de « faire publier les décrets de l'Assemblée dans tous les idiomes qu'on parle dans les différentes parties de la France. » « Ainsi », commente le député à qui revient l'initiative du décret, « tout le monde va être le maitre de lire et écrire dans la langue qu'il aimera mieux ». On établissait des traductions depuis Paris, et des bureaux départementaux traduisaient aussi sur place, notamment en Alsace, en Lorraine, en Bretagne.
Après la proclamation de la République, la Convention poursuivit cette politique de traduction des décrets et nomma dès novembre 1792 une commission chargée d'accélérer les traductions. Loin d'imposer aux citoyens la langue de feu le Roi, la République se voulait plurilingue et s'exprimait dans les diverses langues des français.
Ainsi, durant le temps démocratique de la Révolution, toutes les langues de France étaient langues de la République.
1793-94 : la Terreur. Le 5 septembre 1793 la Convention mettait « la Terreur à l'ordre du jour », et n'allait pas tarder à lancer la politique linguistique inverse, et à plier la pluralité de la parole populaire à l'unicité de la langue du pouvoir. Elle pose en cela le fondement de l'idéologie linguistique encore dominante en France dans une large partie de l'opinion cultivée.
On connait bien les deux grands discours de Barère et Grégoire, qui allaient définir une politique de la langue vouée à un grand avenir. Mais, et c'est significatif, on n'a guère souligné leur implication dans la politique de la Terreur et l'appartenance proprement terroriste de l'auteur du premier d'entre eux. Le 27 janvier 1794, Barère, dans son Rapport du Comité de Salut Public sur les idiomes, déclara, on le sait, une guerre totale auxdits « idiomes » et formula le premier l'idée redoutable qu'une nation républicaine est nécessairement unilingue : « Citoyens, la langue d'un peuple libre doit être une et la même pour tous. » Il ne suffisait pas de répandre le français, il fallait encore détruire les autres langues majeures. On connait cette harangue fameuse : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l'italien et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur. » On observera qu'il épargnait les dialectes romans, lui-même parlant le bigourdan. Tolérance bientôt corrigée par l'Abbé Grégoire, qui, moins de six mois plus tard, propose lui d' « anéantir », c'est son propre terme, toutes les langues de France autres que le français, dans son célèbre rapport du 6 juin 1794, « Sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française ». Pour lui, afin de faire place nette au français, les langues romanes de France, d'oc et d'oïl, doivent elles aussi disparaitre. Sans s'attarder sur ce texte bien connu, on retiendra la reprise de l'idéologie du monolinguisme républicain : « le peuple français (…) doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l'usage unique et invariable de la langue de la liberté », formule qui fera grand usage. Comme Barère encore, il souligne la nécessité de mettre un terme à la traduction des lois et décrets pour « accélérer la destruction des patois ». Dix jours après, le Comité de Salut Public réaffirmait : « Dans une République une et indivisible la langue doit être une. C'est un fédéralisme que la variété des dialectes (…), il faut le briser entièrement ».
L'opération idéologique de Grégoire est transparente et repose sur la conviction, héritée de la monarchie absolue, que l'unité implique l'unicité : puisque la nation a renoncé à l'unicité religieuse et à l'unicité de la personne du souverain, il faut fonder son unité sur une nouvelle unicité, celle de la langue. Grégoire prétendait, sans base sérieuse, que « le nombre de ceux qui parlent la langue nationale n'excède pas 3 millions », mais il ne voyait nulle contradiction à imposer la langue de ces trois millions de locuteurs aux 25 autres millions de français dont il exigeait qu'on anéantisse les langues. Les droits linguistiques de la Nation effacent ceux des citoyens.
Cette incapacité à penser l'unité nationale dans la pluralité de langues n'a pas cessé de peser sur notre histoire. Notamment parce que l'histoire scolaire a préféré oublier que ce n'est pas la doctrine révolutionnaire ni républicaine, mais celle de la Terreur.
Revenons à la langue des signes.
La Révolution ni le jacobinisme ne lui ont porté aucune attaque, au contraire. C'est la Convention, en effet, qui a affecté à l'Institution nationale des sourds-muets, qui poursuivait la méthode de l'Abbé de l'Epée, le séminaire Saint Magloire, 254 rue Saint- Jacques - qui accueille encore aujourd'hui l'Institut national des jeunes sourds - sans mettre le moins du monde en cause l'emploi de la langue des signes et, elle le décide le 13 février 94, soit deux semaines après le discours de Barère, En purs jacobins, en effet, Barère et Grégoire s'attaquaient aux langues régionales comme vecteur du fédéralisme, comme on l'a vu ; mais la langue des signes n'était aucunement pour eux une langue de minorité menaçant l'unité nationale. Je ne pense même pas que Grégoire y ait vu vraiment une langue, mais plutôt un instrument pour faire apprendre le français aux jeunes sourds, et il n'y trouvait rien à redire. Son respect de l'Institution des sourds-muets est tel que, dans son rapport, il la cite explicitement pour justifier la nécessité de faire disparaitre du français les anomalies et les exceptions aux règles générales, à l'exemple des régularisations qu'opèrent d'eux-mêmes les enfants sourds « sous la dictée, dit-il, de la nature ».
Troisième moment témoin : les années 1880
Le français gagna du terrain en France durant tout le 19ème siècle, surtout en pays roman et dans les villes, notamment avec la loi Guizot de 1833 qui imposait une école dans chaque commune ; mais les langues de France persistèrent longtemps : en 1863, l'enquête de Victor Duruy établissait que le quart des français ne parlaient pas du tout français et que l'école usait de la langue régionale dans 12 départements (Alsace, Lorraine, Bretagne, Pays basque et Corse).
Mais au début des années 80, les lois Ferry instaurent l'enseignement gratuit et obligatoire de 6 à 13 ans et dispensé exclusivement en français.
C'est ainsi que la IIIème République fit de l'école l'instrument privilégié du réveil du projet de Barère et Grégoire, stigmatisant tout usage des « patois », interdits en principe jusque dans la cour d'école.
Outre l'idéal unilingue, cette école diffusera quelques solides croyances devenues ainsi, elles aussi, constitutives de l'idéologie linguistique française, notamment que la moindre modification de l'orthographe met en péril l'unité de la nation et qu'un bon citoyen écrit de la main droite.
Mais les langues ont la vie dure, et il faudra attendre la deuxième moitié du 20ème siècle pour que disparaisse pratiquement la transmission maternelle des langues régionales, qui n'est plus que résiduelle aujourd'hui, sauf, malgré une diminution considérable, en Alsace, au pays basque et en Corse - et surtout, bien sûr, dans les départements et territoires d'Outre-Mer, lieu de survie par excellence, désormais, des langues régionales de l'indivisible France.
Je voudrais être précis sur le point du monolinguisme national où les malentendus guettent. Le choix pour un État d'une seule langue officielle, mais aussi la volonté de rendre cette langue commune à tous les citoyens, et elle seule, et la décision d'utiliser l'école publique à cette fin sont parfaitement défendables et compatibles avec une conception démocratique de la République ; mais ce qui ne l'est pas, c'est de considérer que non seulement l'Etat doit être monolingue mais aussi chaque citoyen ; c'est de programmer « l'anéantissement » des autres idiomes. Réaliser l'unité linguistique de la France par une connaissance généralisée du français est une visée démocratique aux effets ncontestablement positifs, à condition qu'elle s'accompagne du respect et de la légitimation des autres langues des citoyens.
On peut soutenir, je crois, qu'après l'introduction de la laïcité, le culte de la langue française deviendra clairement la religion propre de l'école publique. Que reste-t-il alors, dans le cadre des lois Jules Ferry, des droits linguistiques des citoyens français? Un seul, indirect, implicite et jamais exposé comme tel mais qui découle mécaniquement des droits exclusifs de la langue française, et non dénué d'intérêt : le droit que l'État sous toutes ses formes s'adresse à lui dans la langue nationale unique, -là on retrouve l'héritage de l'ordonnance de Villers-Cotterêts; mais aussi le droit de s'adresser lui-même à n'importe quel autre citoyen français dans la langue nationale en étant compris par lui- cet aspect étant assuré, par le biais de l'enseignement obligatoire et exclusif du français. Cela n'était pas le cas auparavant et cela reste un « privilège » du francophone français par rapport à tous les autres francophones, qu'il s'agisse des Belges, des Canadiens ou des Suisses.
En contrepartie de ce droit linguistique indirect que lui garantissait la république dans sa version française, et des avantages objectifs qu'il en retirait dans la sphère nationale, le citoyen français a généralement consenti l'abandon de tous ses autres droits linguistiques, hormis dans la sphère privée, seul lieu où il lui était loisible de pratiquer les autres langues de France, de plus en plus minoritaires et minorées au cours du XXe siècle, qu'il s'agisse des langues régionales ou de la langue des signes française.
Mais, 1880, ce n'est pas seulement le moment des lois Ferry, c'est aussi celui du Congrès de Milan, cette « pierre noire dans l'histoire des sourds » comme disait Mottez, selon qui cette date et ce lieu étaient devenus mythiques pour eux. C'est là, en effet, on le sait bien, qu'ont été adoptés les principes de l'oralisme exclusif pour l'enseignement des jeunes sourds, et de l'exclusion de la langue des signes des établissements d'enseignement pour sourds, décisions qui furent appliquées en France avec une grande brutalité. On sait aussi qu'a suivi une période de presque un siècle où les jeunes sourds furent privés du droit d'user de leur langue naturelle propre, dont on suspendit l'enseignement tout en tentant d'en empêcher la transmission ou la résurgence spontanée.
La concomitance de l'exclusion de l'école publique de toute langue autre que le français et de l'exclusion de la langue des signes des établissements destinés aux jeunes sourds, l'un et l'autre au lendemain de la défaite de 1870 et de la perte de la souveraineté française sur les départements germanophones d'Alsace-Lorraine, a souvent été interprétée dans les années récentes comme la manifestation d'un même mouvement idéologique. Dans la préface au livre de Christian Cuxac, Le Langage des sourds, Louis-Jean Calvet écrit, par exemple : « le choix de l'oralisme est une manifestation de plus, un peu particulière, du jacobinisme ». Je suis pourtant très réservé sur ce genre d'interprétation devenue courante. Car en 1880, pour rejeter la LSF en tant que langue minoritaire, encore aurait-il fallu qu'elle soit reconnue comme une langue à part entière, ce qui n'était pas du tout le cas. Un siècle plus tôt, on l'a vu, l'ultrajacobinisme linguistique de Barère et Grégoire ne les conduit nullement à s'en prendre à la langue des signes.
En 1880, les lois Ferry visent à unifier par l'école toute la nation dans la pratique d'une seule langue, le français. Mais les institutions pour jeunes sourds ne dépendaient pas du Ministère de l'Instruction publique, mais du ministère de l'Intérieur. Au congrès de Milan, et en France lorsqu'on en applique les recommandations en excluant la langue des signes et bientôt les enseignants sourds au profit de l'oralisme, qui est la méthode allemande, ce n'est vraiment pas l'unité nationale qui est en cause. Et plutôt que du côté du jacobinisme, je pense qu'il conviendrait de chercher les raisons du refus de la langue des signes du côté du contrôle social du corps, de la police du corps et d'une conception de l'enseignement comme instance de normalisation, comme disait Michel Foucault.
Bernard Mottez faisait d'ailleurs un rapprochement très éclairant avec l'imposition de l'écriture de la main droite faite aux gauchers, imposition qui a duré, comme la répression de la langue des signes française, jusqu'au début des années 70.
Là aussi, il s'agit d'un droit linguistique de l'Homme singulièrement méconnu: écrire librement, comme dit l'article 11 de la DDH, cela implique aussi écrire de la main de son choix. L'interdit fait aux gauchers relève de cette police du corps qui veut à tout prix « uniformer » comme disait l'abbé Grégoire.
C'est, en France, une forme pathologique de la passion de l'égalité : uniformer, assimiler, ramener à l'unité sous le signe du même, dont l'école a été le lieu d'exercice par excellence: des enfants parlant tous exclusivement la même langue, même dans leurs jeux, quelle que soit leur langue maternelle ; et sous forme orale, qu'ils soient entendants ou sourds ; et qui écrivent tous de la main droite, même s'ils sont gauchers. Le monolinguisme d'Etat, poussé à ce point, est une violence permanente, et une négation des droits linguistiques de la personne.
Reste que, beaucoup plus récemment, après la résurgence de la lutte pour la LSF dans les années 1970, ceux qui jusqu'aujourd'hui s'obstinent dans le rejet de la LSF se sont souvent rabattus sur l'idéologie du monolinguime et de l'intégration anticommunautariste pour justifier la défense de l'oralisme, traitant alors, en effet, la LSF comme une langue de minorités parmi d'autres et devant être exclue comme telle de l'enseignement public. Enfin, du point de vue de la terminologie sociolinguistique internationale, les langues des signes sont incontestablement des « langues minoritaires sans territoires ».
De 1985 à aujourd'hui
J'en viens, enfin, à la situation actuelle, que je fais commencer il y a une vingtaine d'années.
C'est une période de grande activité gouvernementale dans le domaine linguistique après des années de calme plat ou presque, résultat de nombreux facteurs, ou se mêlent des revendications, des changements sociétaux et également la remise au premier plan en Europe de la question des DDH.
Nous n'avons bien sûr pas le temps de visiter tout cet ensemble de textes, mais j'en retiendrai quelques étapes importantes à mes yeux.
Je souligne d'abord que tous les droits linguistiques concrets inclus dans ces décisions ont, sauf exception, été conquis de haute lutte par les locuteurs en cause, et que sans cette mobilisation des associations ou groupes informels, presque rien, c'est à craindre, n'aurait été fait. Mais, il se trouve que cette pression des locuteurs concernés se heurtait dans la plupart des cas à l'ILF dominante et je pense que la possibilité de trouver à l'intérieur de notre droit constitutionnel une contre-idéologie justifiant la reconnaissance de droits linguistiques en tant que droits de l'homme a contribué à faire changer bien des choses. C'est le point que je veux aborder maintenant.
a) Les rectifications de l'orthographe en 1990
On se souvient du violent débat dont elles furent l'objet et qui se conclut par l'approbation réitérée de l'Académie française à ces rectifications déclarées « correctes ». Cette mini-réforme avait pourtant une caractéristique inédite, qui échappa d'abord à presque tout le monde et ne produisit ses effets que plus tard : elle mobilisait, discrètement, des ressources constitutionnelles touchant les droits linguistiques des Français, celles qui dormaient depuis deux siècles au coeur de l'article XI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen: « Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ».
On était en 1988 et le gouvernement organisait une année entière de célébration du bi-centenaire de la Révolution française, centrée sur la Déclaration des droits de l'homme du 26 août 1789. Il parut évident à l'entourage du Premier ministre et du Président de la République que cet article XI, qui n'avait été interprété jusque-là par la République qu'en termes de liberté d'expression et de communication, pouvait et devait l'être également en termes de droits linguistiques . C'est sur cette base que le Premier ministre a proposé non pas de substituer à l'orthographe des dictionnaires, une autre orthographe, officielle, qui devrait la remplacer mais plutôt de proposer de nouvelles libertés orthographiques en mettant à la disposition des usagers de la langue des graphies « rectifiées » fondées sur le travail des experts et approuvées par l'Académie comme variantes « correctes », et qui seraient donc admises aussi dans l'enseignement, au même titre que les variantes en vigueur. Bref, il s'agissait en ce bi-centenaire de la Révolution non pas d'apporter de nouvelles obligations ou de nouvelles tolérances mais d'élargir les libertés orthographiques des Français.
C'était le premier pas de la mise en place de la reconnaissance des droits linguistiques constitutionnels des citoyens. Il y a longtemps que les partisans des langues régionales réclamaient une telle reconnaissance ; dans le contexte idéologique français, il apparait qu'elle ne pouvait venir que de biais.
Cette interprétation implicite de l'article XI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'était pas étrangère non plus à la reconnaissance des droits linguistiques des Canaques en novembre 1988. Elle fut reprise explicitement par le Président de la République, lors du Haut conseil de la Francophonie de 1989, où il souligna que cet article obligeait la francophonie à se reconnaitre plurilingue, mais elle n'avait pas de valeur constitutionnelle. C'est dans le même esprit encore que la loi du 18 janvier 1991, sur laquelle je vais revenir, établit la liberté de choisir la langue des signes en plus de la langue française dans l'éducation des jeunes sourds. Car « parler librement » cela inclut, il va sans dire, le parler gestuel.
Contrairement en effet à ce que pensent parfois les entendants autocentrés, rien ni dans l'étymologie (du parabolare bas-latin, qui provient lui-même du paraballein grec, qui renvoie au geste de jeter, lancer) ni dans les emplois courants des mots parler et parole n'implique une forme orale (parler avec les mains, parler en langues des signes).
b) La censure de la Loi Toubon
L'ILF restait pourtant bien vivante comme on put constater en 1992 avec l'inscription dans la Constitution de l'affirmation que : « La langue de la République est le français ».
L'étape suivante fut la Loi Toubon, en 1994 sur l'emploi de la langue française, qui s'inscrivait elle aussi au coeur de l'ILF avec l'interdiction d'utiliser un « terme étranger » lorsqu' existait « un équivalent français de même sens approuvé dans les conditons règlementaires relatives à
l'enrichissement de la langue française », interdiction s'appliquant non seulement à l'État, mais aussi aux citoyens dans nombre de circonstances, notamment à la radio, la télévision et dans les affiches.
C'est l'article XI de la Déclaration des droits, qui fut utilisé dans le débat parlementaire pour la combattre. Et ce fut encore cet article XI qui servit de base principale d'argumentation à la saisine du Conseil constitutionnel par les parlementaires socialistes.
Et, à la surprise de la plupart, le Conseil constitutionnel censura cet aspect de la loi Toubon en exprimant en toute clarté l'interprétation en termes de droits linguistiques : « La liberté proclamée par l'article XI de la Déclaration implique le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l'expression de sa pensée (…), qu'il s'agisse d'expressions issues des langues régionales, de vocables dits populaires ou de mots étrangers ». Et le Conseil constitutionnel précise que cette liberté vaut aussi bien pour radios et télévisions publiques que privées, qui peuvent donc en toute liberté employer des termes étrangers. Cette décision est fondatrice pour l'histoire de la politique des langues en France. Jamais jusque-là on n'aurait pu imaginer que l'ILF puisse être en France contenue par le CC. Il ne pouvait le faire qu'en opposant à l'idéologie linguistique française, une autre idéologie française, qui a conquis, elle l'universalité, celle des droits de l'homme.
Désormais les gouvernants, comme les adversaires anciens de l'idéologie de l'unilinguisme exclusiviste, vont pouvoir et devoir s'appuyer sur cette reconnaissance constitutionnelle, qui vient contre-balancer l'autre affirmation constitutionnelle bornant la politique linguistique : « La langue de la République est le français ».
La liberté de communication impliquant explicitement désormais le droit pour toute personne privée d'utiliser « les termes » et donc la langue de son choix, c'est en prenant en compte,- sans le dire ou en le disant, en en étant conscients ou non -, face à l'idéologie linguistique traditionnelle de la France, cette nouvelle base constitutionnelle, que les gouvernants ont choisi de répondre favorablement aux demandes insistantes des partisans de l'usage public des langues tahitiennes et polynésiennes, en 1995, de la signature de la Charte européenne des langues minoritaires en 1999 et de l'enseignement scolaire généralisé du corse en 2002, mais aussi, je le pense, aux demandes des associations luttant pour l'usage de la LSF dans l'enseignement public.
c) Les lois de 1991 et 2005 sur la LSF
On le sait, dans les années 70, sous l'influence notamment de la linguistique chomskyenne qui établissait que la langue des signes était structurellement une langue au même titre que toutes les 5000 autres langues naturelles connues dans le monde, un mouvement s'est développé en France pour la réhabilitation de la LSF comme langue propre des sourds et sa réintroduction dans l'enseignement. Des associations se sont formées qui ont milité très efficacement pour la reconnaissance officielle des droits linguistique des sourds ; elles ont obtenu une première victoire avec la loi du 18 janvier 91, dont l'article 33 stipule : « Dans l'éducation des jeunes sourds, la liberté de choix entre une communication bilingue, langue des signes et langue française, et une communication en langue française est de droit ». Ce texte est capital, et pas seulement pour les sourds. Pour la première fois une loi française reconnait que le choix d'un bilinguisme dans l'éducation est « de droit ». Le cycle du Congrès de Milan est légalement clos, mais c'est aussi le glas du règne de l'idéologie monolingue dans la sphère de l'Etat.
Dans la loi, mais pas vraiment dans les faits, car ce texte trouvera très peu d'application dans l'enseignement public. Mais les associations ne relâchèrent pas leur pression. Au moment de la signature de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, elles insistèrent pour que la LSF soit comptée au nombre des langues de France à énumérer lors de la ratification. Cela n'était pas évident, les dispositions de la Charte ayant été rédigées à l'intention des langues orales ou écrites. Néanmoins le rapport sur les langues de France précisait que la LSF pouvait « être comptée au nombre des langues sans territoire ». La ratification par le Parlement ayant été interdite par le Conseil constitutionnel, la question n'a pas eu à être tranchée.
Mais la lutte a continué et la loi du 11 février 2005 « pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » est un aboutissement enfin satisfaisant. Car non seulement elle reprend, dans son article 19, l'article 33 de la loi de 91, qu'elle précise en mentionnant « le parcours scolaire », mais elle rajoute l'article 75 sur l'enseignement de la LS, qui stipule : « La langue des signes française est reconnue comme une langue à part entière. Tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la LSF. Le Conseil supérieur de l'éducation veille à favoriser (je souligne) son enseignement. Sa diffusion dans l'administration est facilitée ».S'ajoutent encore des dispositions concernant les juridictions, le permis de conduire, les relations avec les services publics, et enfin la télévision.
Si les décrets d'application tiennent les promesses de la loi - ce qui demandera beaucoup de vigilance - alors, en France, après un siècle de déni, les droits linguistiques liés à la liberté de communication déclarée à l'article 11 de la DDH seront enfin respectés pour les sourds. A part les langues des TOM et en partie le corse, aucune langue régionale n'aura obtenu cette reconnaissance légale. Mais on ne saurait oublier que les conséquences du déni de droits ne sont pas les mêmes pour les uns et les autres : la langue des signes est l'unique langue naturelle à la disposition des sourds, alors qu'un enfant entendant, s'il ne parle pas la langue régionale de ses grands-parents, il ne sera pas pour autant privé de langage.
Conclusion
Depuis 1789, l'article XI de la DDH établissait des droits linguistiques pour l'homme et le citoyen, mais qui n'avaient jamais été reconnus en termes constitutionnels.
Depuis 1994, une décision de valeur constitutionnelle, comme disent les juristes, a officialisée cette interprétation de l'article 11 de la DDH.
Aujourd'hui, donc, à l'insu de la majorité des Français, qui ne suivent guère les débats constitutionnels, il est constitutionnel de soutenir que la liberté de communication implique le droit de communiquer dans la langue et les termes de son choix, et donc dans la modalité de son choix, par langue orale, par langue écrite ou par langue des signes. Il suit de là que l'État doit assurer l'enseignement qui permette à chacun la jouissance effective de ce droit linguistique, partie prenante du droit d'expression, dont la DDH précise que c'est « un des droits les plus précieux de l'homme ».